• Ecriture du mal #1 – Jean-Paul - Un virage - 05/01/2016

    Une moto dans un virage. Une grosse moto. Le virage est sur un circuit, une piste, un motodrome, j’en sais rien. Le pilote – on peut l’appeler pilote à cause de la combinaison en cuir avec des logos de marques imprimées sur le cuir – le pilote a un genou qui touche la piste à l’intérieur du virage. Bien penché, le type, virage à fond, sans hésiter. Je regarde la diapo, mais qu’est-ce que cette moto vient foutre au milieu de cette présentation ? Je regarde le type – pas le pilote, le type qui vient d’appuyer sur une touche de son ordinateur portable pour projet cette nouvelle diapo – je regarde le type parler, je devrais l’écouter, l’entendre parler, mais non, je le regarde et je le vois parler. Il a l’air content de lui.

     *

    Cette nouvelle diapo que je viens de projeter, je vois bien qu’ils ne s’y attendaient pas. Les bouches s’ouvrent, ils ont l’air stupides, ils se regardent, me regardent. Incapables de comprendre une métaphore. Il faut que j’explique. Le tournant, c’est ça l’idée. On va prendre ensemble un virage, l’entreprise va évoluer, notre travail va changer, il faut accélérer, changer de rythme, changer d’échelle. Ne pas perdre son temps. Arrêter de se perdre dans les détails, arrêter de peaufiner, de viser la perfection. On ‘atteindra jamais une profitabilité suffisante de cette manière. La bonne mesure, c’est d’aller plus vite, à l’essentiel, de rendre un produit convenable. De toujours gagner du temps. Quand les clients râleront, on relèvera un peu le niveau de qualité et là on aura le bon équilibre. Voilà le virage que nous allons prendre.

    *

    C’est n’importe quoi. Ce type ne connaît rien à ce qu’on fait, il débarque et nous dit qu’on doit travailler moins bien. Je rêve, là ! Il voudrait qu’on fabrique des produits moins bon, alors que depuis des années on nous sort des normes, des procédures, des plans qualité, des certifications ISO 9000 et quelque chose. Et moi j’ai pas envie de faire un truc pourri. J’aime bien ce que je fais, j’aime bien quand les clients sont contents d’avoir acheté un produit qui marche bien et qui tombe pas en panne. J’ai pas envie de ça.

    *

    Le virage, ils ont eu du mal. Trop vieux, trop encroûtés dans leur routine. Et je vérifie, et je re-vérifie, et je re-re-vérifie, des fois que j’aurais oublié une anomalie. À ce rythme-là, pas étonnant d’avoir les résultats qu’on a. Il fallait faire quelque chose, sinon on courait à la catastrophe. Les actionnaires ne vont pas attendre patiemment le retour sur leur investissement. On dirait que je demande la lune quand j’impose un rapport d’activité quotidien. C’est pourtant pas extraordinaire de vouloir les tâches sur lesquelles travaillent les gens, le temps qu’ils y passent dans la journée. C’est comme ça qu’on gère une entreprise.

    *

    Tous les matins, Françoise prend sa voiture pour aller travailler. Elle sort la voiture du garage, dépose son fils à l’école, roule vers la Zone industrielle. Elle passe du village dans la colline om elle habite aux avenues bordées d’entrepôts et d’immeubles de bureau. Pas plus de dix minutes entre l’école et la boîte. Dix ronds-points, presque un de plus chaque année. Après le neuvième rond-point, elle distingue l’immeuble dans lequel elle va passer la journée. Plus qu’un, le dixième, puis une centaine de mètres avant de s’engager dans l’allée puis sur la rampe du parking souterrain. Depuis un mois, entre le neuvième et le dixième rond-point, Françoise fond en larmes sans savoir pourquoi.

     

     Jean-Paul


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