• La première fois qu’on en a entendu parler, c’était fin 1995. Comme tous les samedis soirs, mon père et moi étions tranquillement installés à table et regardions le journal télévisé en attendant les derniers épisodes de notre série préférée, X-Files. Mon père avait préparé des spaghettis bolognaises, suivant la délicieuse recette de ma grand-mère, qui ajoutait toujours des carottes dans la sauce. Nous savourions notre assiette à grand bruit lorsque le présentateur annonça la découverte d’une nouvelle maladie, Creutzfeldt Jakob.

    Au cours des mois précédents, des images de vaches folles, les mâchoires dégoulinantes de bave et tenant à peine sur leurs pates, étaient apparues dans les médias. Mon père avait plusieurs fois évoqué cette maladie mais je ne parvenais jamais à me souvenir de son nom. C’était un acronyme, quelque chose comme ESB ou EST. Mais cette fois, c’était différent, la maladie touchait les hommes. On comptait déjà plusieurs cas au Royaume Uni. Comme les vaches, leur système nerveux se dégradait lentement jusqu’à la mort.

    L’effet causé par cette annonce inquiétante s’est rapidement dissipé en moi lorsque le premier épisode de la série X-Files a commencé. L’agent Scully avait disparu et Mulder était parti à sa recherche. Après le deuxième épisode, suivi de la terrifiante série « Au-delà du réel », j’avais complètement oublié Creutzfeldt Jakob. Mais pas mon père. Quand on a éteint la télévision pour aller se coucher, j’ai vu sur son visage un air inquiet et préoccupé.

    Au cours des semaines suivantes, les médias n’ont cessé de parler de cette maladie, ses origines et ses effets. Mon père, qui était déjà abonné à « Sciences et Vie », s’est mis à acheter de plus en plus de revues scientifiques. Il découpait tous les articles liés à l’épidémie et les classait soigneusement dans un grand classeur rouge. Rapidement, le classeur a été rempli et mon père en a commencé un second, puis un troisième, jusqu’à ce que la table à manger en soit recouverte.

     

    Aujourd’hui, quand je repense à la crise de la vache folle, c’est la fin de mon enfance que je vois. Car après cela, plus rien n’a été pareil pour moi. Finis l’insouciance, les bonbons et autres cochonneries dont je raffolais tant. Tout est devenu poison : la viande, le lait, le beurre, le fromage, les glaces, tous les produits transformés, et même le dentifrice. Heureusement, ma grand-mère continuait à me donner des bonbons en cachette. C’était notre secret. Et dans cet acte de désobéissance à l’autorité paternelle, nous partagions la même sensation enfantine d’excitation et de culpabilité.

    Après la vache folle, ça a été le vaccin contre l’hépatite B, l’amiante, le mercure dentaire… Mon père voyait le danger et la corruption partout. Jusqu’à ce qu’un jour, en rentrant d’un déjeuner chez ma grand-mère, il me dise : « Jeanne, je voudrais te confier une responsabilité. Si un jour, il venait à m’arriver quelque chose, tu trouveras un CD-Rom dans la trappe sous l’escalier. Il y a tous les fichiers des affaires sur lesquelles j’ai travaillé et des plaintes que j’ai déposées. » Sous le choc, je lui ai interrompu : « Mais papa, pourquoi voudrais-tu qu’il t’arrive quelque chose ? » Mon père était persuadé d’être sur écoute et suivi par des agents des renseignements généraux. Il s’imaginait même qu’on cherchait à l’empoisonner par le système d’aération de son appartement, qui était relié à celui de l’épicerie attenante. Face à ces pensées délirantes, je tentais de le raisonner, lui disant qu’il se faisait des idées. Pourquoi aurait-on cherché à l’éliminer ? Il n’était pas quelqu’un d’important, même s’il mettait en cause la responsabilité des autorités devant les tribunaux. Mais tout en tenant ces propos raisonnés, je me demandais intérieurement « Et s’il disait vrai ? »

     

    Jeanne Lapujade


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