• Lip, Lip, Lip ! - Jean-Paul - Juin 2017

    Samedi, 8 h 00
    Il y a le chauffeur du car, qui s’en fout de ce qui se passe, qui largue tout le monde dans une zone loin de tout.
    - J’ai pas envie de me trouver bloqué au milieu des gardes mobiles ou de la manifestation, qu’il dit. Rendez-vous ici à 20 h 00.

    Il y a celui qui a froid, qui a faim, qui a soif, qui ne rêve que d’une chose, un bar, une banquette, un grand café, des tartines.
    - Ça fait dix heures qu’on est dans ce car, il pleut et il va falloir qu’on fasse je ne sais pas combien de bornes pour arriver à la manif.
    Et le chauffeur du car de répondre que de toute façon, vous êtes venus pour marcher, non ?

    Il y a ceux, toujours plein d’entrain, quoi qu’il se passe, qui trouvent toujours un bon côté aux choses. Cette fois, c’est un pont d’autoroute sous lequel s’abriter et des chants pour continuer d’y croire.
    - …Autour de no-o-tre drapeau, regroupons-nous !

    Il y a celui qui sort de la soute du car les cartons avec le pique-nique prévu pour midi.
    - Pour midi, on verra…

    Samedi 13 h 00
    Il y a ceux qui viennent de loin. Il y a ceux qui viennent de très loin.
    - On est partis hier matin !

    Il y a ceux qui viennent en voisins, Besançon et environs, chacun connaissant « son » Lip.
    - Regarde, y a l’Maurice !

    Il y a les enfants sur les épaules des pères, abrités sous des sacs-poubelles.
    - Papa, pipi !

    Il y a tous ces visages qui illuminent la grisaille ambiante.

    Il y a le musicien qui s’entête à jouer, la pluie dégoulinant de son nez dans son instrument.

    Il y a les vendeurs, de journaux en charpie, de merguez à moitié crues, de sandwiches ramollis, de bière tiède, de café qui ne réchauffe personne.

    Il y a ceux qui crient, ceux qui chantent, ceux qui crient en chantant des slogans à rallonge, des choeurs parlés ils appellent ça.

    Il y a des cars bleus, des uniformes gris, des boucliers noirs.


    Samedi 15 h 00
    Il y a les Lip, radieux, blouses grises, blouses bleues, debout sur une estrade devant l’usine qu’ils occupent depuis des mois, dans laquelle ils fabriquent, ils vendent, ils se payent. Saluant la foule qui passe comme s’ils connaissaient chaque tête mouillée ou à demi cachée sous un parapluie.

    Il y a le Charles, comme ils disent, héros modeste et ému, blouse blanche, vers qui les regards convergent, qui essaie de se faire plus petit qu’il n’est.

    Samedi 17 h 00
    Il y a ceux qui regrettent déjà de ne pas être là.

    Il y a ceux qui ne sont pas là parce que cette histoire d’autogestion leur file des boutons.

    Il y aura ceux qui croiront un jour avoir été là.

    Il y a ceux qui veulent croire que c’est le début de quelque chose.

    Mais il n’y a personne qui comprend que c’est le début de la fin.

     

    *

     

    Demain, nous devons nous payer. Ce sera la deuxième fois, la deuxième paye ouvrière. Je suis chargé d’aller chercher les fonds dans l’une des caches pour le rapporter à l’usine. Tout doit se faire dans la journée pour ne pas entreposer l’argent trop longtemps.
    Je ne sais pas pourquoi on m’a confié cette tâche. On m’a dit qu’on avait confiance en moi. Je ne suis pas sûr de la mériter. On m’a donné une adresse, une clé, on m’a décrit les lieux, je dois y être après 9 heures mais avant 10 heures. J’ai une camionnette Peugeot 404 à plateau découvert sur lequel j’ai chargé des fûts métalliques vides. Des fûts de 200 litres. Je passe chez un fournisseur chercher des flocons de polystyrène que j’ai commandés la veille. J’en remplis cinq des six fûts. Je devrai placer les billets dans trois des fûts, au milieu du polystyrène. L’idée, dont je ne suis pas l’auteur, mais je ne sais pas qui l’est, consiste à rendre plus difficile, en cas d’interpellation, la découverte de l’argent.
    Lorsque j’arrive à la cache, qui est dans une villa isolée en campagne du côté de Vesoul, j’ouvre la porte et vais jusqu’à l’armoire qui m’a été indiquée. Elle est énorme, du type que l’on doit assembler sur place et qu’il est impossible de déplacer. Je sors les piles de draps empesés qui emplissent les étagères. Au fond de l’armoire, je fais glisser l’un des trois panneaux de bois mince qui dissimulait une cavité dans le mur. J’en sors trois caisses marquées d’une propriété viticole de Bourgogne. Des caisses qui ont dû contenir chacune douze bouteilles. Elles sont aussi lourdes que si le vin se trouvait encore à l’intérieur. Je fais glisser le panneau de bois dans le sens inverse, je replace les piles de draps, je referme l’armoire, je transporte les caisses  une à une au rez-de-chaussée, puis à la camionnette, je vide une partie des flocons de polystyrène de trois fûts dans celui qui est resté vide, je place une caisse de bois dans chacun des trois fûts partiellement vidés, je complète avec une partie des flocons du sixième fût, je referme les fûts, je ferme la villa à clé et je reprends la route.
    Lorsque j’arrive sans encombre à Palente, je gare la Peugeot derrière la cantine. Des ouvriers sortent et viennent m’aider. Je leur désigne les trois fûts à ouvrir. Ils sortent les caisses qu’ils portent à l’intérieur, dans une resserre derrière la cuisine. Des membres de la commission Sécurité, accompagnés de Piaget et Vittot, arrivent avec des pieds de biche à la main. Ils ouvrent les caisses qui contiennent des bouteilles de vin. Les têtes se tournent vers moi et ils se mettent à me donner de grands coups sur la tête avec leurs pieds de biche.

     

    *

     

    Nous roulons dans le car qui nous ramène de Besançon après la manifestation. Sur l’autoroute, avant d’arriver à Mâcon, un des voyageurs fait un malaise, il est pris de tremblements, il bave et gesticule en articulant des sons incompréhensibles. Le chauffeur sort à la première bretelle qui mène à une aire de repos. On fait sortir le malade pour lui donner de l’air et l’allonger.
    À ce moment-là, un groupe d’hommes sort de derrière la construction abritant les sanitaires ; une partie bloque les issues du car, portière du chauffeur comprise et empêche quiconque de sortir. Ils portent tous de grosses vestes de cuir noir et des casquettes assorties. Le pseudo-malade s’est redressé et a rejoint les hommes en noir. Celui qui semble être leur chef vient vers les personnes qui entouraient encore le malade quelques secondes auparavant et déclare que nous n’avons pas les bons drapeaux. Les hommes font sortir tous les voyageurs du car et les obligent à prendre chacun un drapeau noir frappé d’une croix celtique blanche. Ils mettent ensuite le feu à notre véhicule et repartent dans plusieurs voitures.
    Nous les regardons partir en criant que le fascisme ne passera pas.

     

    *

     

    Je suis à l’usine de Palente, je viens acheter une montre pour l’anniversaire de mon père. Des ouvriers en blouse grise sont assis derrière de longues tables. Des files d’acheteurs sont alignées face à chaque vendeur. Je me penche pour apercevoir les montres sur les tables mais elles sont cachées par les acheteurs qui me précèdent dans la queue. Lorsque mon tour arrive, après plusieurs heures d’attente, je ne vois pas de montres devant moi. Je demande s’ils ont épuisé le stock. L’ouvrier assis derrière la table dit que non, pas du tout, il ouvre un gros classeur qu’il tourne vers moi. Ce sont des liasses d’actions portant en lettre gothiques les mots Société anonyme Lip. Combien en voulez-vous, me dit-il ?

     

    *

     

    Dimanche. On travaille pas le dimanche. Aujourd’hui, si, on travaille. On est à l’usine. Mais on travaille pas. Il y a beaucoup de travail. Les autres qui travaillent avec moi, ils ne travaillent pas ici, aujourd’hui. Il y en a d’autres qui ne travaillent pas avec moi qui travaillent aujourd’hui. On travaille ensemble. On porte des choses. On porte des tables. On porte des chaises. On porte des grands panneaux. On porte des caisses, des cartons, des sacs.
    C’est pas un dimanche normal puisqu’on travaille. Le dimanche, normalement, on travaille pas. Mais dans la semaine, on devrait pas non plus travailler parce que c’est la grève. Au début de la grève, on ne travaillait pas. Le Roland a dit, c’est ça, la grève, on ne travaille pas. Le Roland c’est pas mon chef, sauf dans la grève. Dans la grève c’est mon chef. Il dit ce que je dois faire, venir, aller ici ou là, venir le matin ou l’après-midi ou le soir. Pas la nuit. Il me dit non, pas la peine que tu viennes la nuit, repose-toi, tu en fais beaucoup, viens demain matin, pas cette nuit, mais il y en a qui viennent la nuit, qui restent toute la nuit dans l’usine, ils dorment là ou ils surveillent. Je ne sais pas trop parce la nuit, moi, je viens pas, c’est le Roland qui l’a dit. Il a dit aussi, au bout d’un moment qu’on travaillait pas, qu’on devait retravailler. Alors, c’est plus la grève ? Si, qu’il a dit le Roland, c’est la grève mais on va travailler. Mais tu avais dit que c’est ça, la grève, on ne travaille pas. Oui mais là, c’est une grève spéciale, c’est une grève où on travaille. Il doit y avoir deux sortes de grève, celles où on travaille pas et celles où on travaille.
    Alors les gens ils ont recommencé à travailler et ils ont recommencé à fabriquer des montres, mais c’était toujours la grève. Ils ont fabriqué des tas de montres, je vois bien parce que mon travail c’est d’apporter les cartons pour ranger les montres qu’ils fabriquent. Je vais à la réserve avec un chariot, pas un diable, un chariot, un plat avec quatre roues, je charge sur le chariot un paquet de cartons à plat, c’est des cartons qui sont pas encore des cartons, c’est du carton à plat, et je tire chariot jusqu’à l’atelier, au bout de l’atelier, là où sont les montres finies, je pousse pas le chariot parce ça roule moins bien, le chariot part dans tous les sens, c’est difficile de rouler droit, il vaut mieux tirer derrière moi, c’est plus facile, il me suit bien droit et j’apporte le tas de cartons au bout de l’atelier, j’ai un coin pour ranger le chariot, je pose le tas de cartons par terre, j’enlève la bande en plastique autour des cartons, je prends un carton, je le déplie et je le plie en forme de carton, je colle du scotch pour fermer le fond du carton et là ça a la forme d’un carton et je le pose sur le chariot. Après les autres viennent mettre dans le carton des plus petits cartons pleins de montres. Quand le carton est plein je tire le chariot jusqu’à un endroit qui est tout le temps fermé, je frappe, quelqu’un ouvre, des fois c’est le Roland mais pas toujours, il prend le carton et le rentre dans cet endroit où je ne rentre pas.
    Aujourd’hui, dimanche, on travaille mais il n’y a personne qui fabrique des montres. On porte des choses dehors, devant l’usine, ils ont monté une estrade et sur le côté des tentes avec des tables dessous, des frigos, des barbecues. Il pleut mais on a l’habitude, on a les tentes pour abriter le matériel. Et il y a beaucoup de gens qui arrivent, de plus en plus, ils passent dans la rue, il y en a des millions qui passent tout l’après-midi et moi avec mon chariot je vais à la cantine chercher des cartons pleins de sandwiches, de merguez, de pain, de boissons, de camemberts. Et des bidons de café chaud. Je fais des allers-retours entre la cantine et les tentes devant l’usine où les gens s’arrêtent pour acheter à manger et à boire aux ouvriers qui sont sous les tentes. Ça change des montres. Et tout le monde me sourit, ils sont trempés, on voit qu’ils sont pas habitués, il paraît qu’ils viennent de loin, peut-être qu’il ne pleut pas chez eux, ils sont tout trempés mais ils rigolent, ils me sourient alors moi aussi je souris parce que je suis content de voir tout le monde content, les ouvriers et les gens qui passent, on dit les manifestants.
    Il y a aussi beaucoup de caméras et d’appareils photo, les gens prennent des photos en passant, de l’usine, de l’estrade avec les chefs dessus, pas les chefs de l’usine, les chefs de la grève, le Charles, le Roland et les autres chefs mais ils aiment pas qu’on dise que c’est les chefs parce y a pas de chefs mais je sais bien qui c’est les chefs. Et toutes les caméras aussi elles le savent bien. Y en a quand même une qui m’a filmé quand je déchargeais les bidons de café et les sandwiches. À côté de la caméra y avait une dame avec un micro qui m’a demandé si j’étais dans la grève et j’ai dit que oui, mais que la grève normalement on travaille pas mais que nous on travaille pour la grève, sauf le dimanche mais que aujourd’hui c’était un dimanche spécial parce qu’on travaillait. Elle a eu l’air content, elle a souri et m’a dit merci. Merci pour tout. Tout ce que vous faites. J’ai souri aussi. Et j’ai continué de faire ce que je faisais, aller chercher des boissons et des sandwiches à la cantine et les rapporter aux tentes. Et puis aussi prendre les grandes poubelles pleins derrière les tentes et aller les vider derrière la cantine.
    Le soir je me suis couché fatigué mais content d’avoir passé une bonne journée avec tous ces gens qui souriaient. Quand j’étais à l’école, c’est toujours comme ça que je finissais les rédactions. Le soir on s’est couché fatigués mais contents d’avoir passé une si bonne journée. Parce que le maître nous demandait toujours de raconter une bonne journée.
    Demain, je retourne travailler à la grève.


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