• 1) MONICA DE MORELIA, TIJUANA OVERWORLD, 1995 (premiere lettre)

    Santa Teresa, 10 mai 1995

    Chère Marta,

     

    Quelle excitation, toute cette vie nouvelle qui s'offre à moi !

    Nous venons à peine d'emménager dans une petite maison située dans une petite rue calme et je n'ai même pas pris le temps d'ouvrir ma valise ni d'accrocher mes posters de Vicente Fernandez ! Non, j'ai tout de suite fait un tour de quartier, je crois que je vais m'y plaire. Rien que des petites rues charmantes devant lesquelles on s'assoit, discute, épluche, je me croirais toujours à Morelia ! Seul un terrain vague à six pâtés de maisons fait comme une verrue sur une joue rebondie. Mais bon, on s'en fiche ! C'est pour le boulot qu'on est là. Dès que j'aurai une opportunité pour toi, je t'écrirai, et tu pourras nous rejoindre, et ce sera comme avant : les Posadas et la Rios ! Les cinq mousquetaires !

    Muchos besos,

    Ta Monica.

     

     

    2) X, 12 ANS, COLLEGIENNE, COLONIA DEL TORO, TIJUANA, 1995, (début du récit)

                Le truc que je ne comprends pas, c’est qu’avec mon père, ma mère, mon frère qui fabriquent des beaux meubles, on vive dans un taudis rempli de ce que mon père récupère dans les poubelles et les décharges. Mes parents et mon frère travaillent à la maquiladora Maderas de Mexico, toute la journée ils assemblent des meubles rustiques, eux ils disent de style colonial, et tout ça part dans des camions et des trains vers les Etats-Unis, pour meubler les ranches et les maisons de campagne des gringos. Il paraît que le prix d’un seul de ces meubles représente plus d’un an de salaire d’un ouvrier de la maquiladora. Et chaque ouvrier en assemble entre vingt et soixante selon les modèles. Un jour, moi aussi j’aurai une maison avec des meubles comme ça !

                Pour l’instant j’ai échappé à la maquiladora parce que j’ai douze ans et que je travaille bien au collège. J’ai des amies qui n’ont pas cette chance, elles ont abandonné l’école, elles travaillent un peu n’importe où, elles se lèvent à cinq heures du matin, elles avalent un bol d’eau chaude parfumée au thé, elles partent sur des chemins poussiéreux l’été, boueux au printemps et en automne, elles triment toute la journée pour presque rien, mais ce presque rien, ajouté aux presque rien des frères et sœurs et aux salaires des parents, ça leur permet de survivre. Moi je ne crois pas que même en travaillant bien au collège je pourrai avoir la vie que j’aimerais. Un jour, je rencontrerai quelqu’un qui me plaira et qui m’emmènera vivre dans une belle maison. J’ai des amies qui l’ont fait, elles ont eu cette chance et tu penses bien qu’elles ne sont pas revenues se crotter les pieds dans la Colonia del Toro. Je ne les ai jamais revues (…)

     

     

    3) MONICA DE MORELIA, TIJUANA OVERWORLD

    15 juin 1995

     Ma Marta,

    Un mois déjà que je travaille à la maquiladora Overworld, je n'ai pas vu le temps passer !

    On y travaille tous d'ailleurs. La tâche est dure, certes, mais nous le faisons de bon cœur et avec entrain,- d'ailleurs, avons-nous d'autre choix ? Et puis, c'est pour ça que nous sommes là, pouvoir vivre de notre labeur, pas comme au Michoacân où tout dessèche sur pied, les hommes comme les plantes. Quelle joie de se lever le matin pour quelque chose, de partir tous ensemble, la gamelle à la main, de rentrer le soir, pleins d'une saine fatigue et de partager le pain et le vin achetés comptant, tu entends, comptant !

    Contents d'avoir retrouvé un sens à notre vie, ça on l'est, et bientôt tu le seras aussi, Marta, bientôt. J'attends d'être dans les petits papiers du contremaître pour lui parler de toi. Un petit sourire par-ci, un petit sourire par là, je suis sûre que ça va marcher, un peu de patience, c'est tout.

    Je t'envoie mille baisers laborieux,

    Ta Monica.

     

    4) SYLVIA, DE SANTA TERESA A TIJUANA, DATE INCONNUE (début du récit)

     

    Son départ est imminent. Sylvia sera accompagnée de son cousin et d'une autre fille du village. Un passeur les aidera à franchir la frontière la nuit prochaine, ou celle d'après. Elle ne sait rien de ce qui l'attend là-bas. Elle n'a d'ailleurs qu'une vague idée de la durée du voyage. Elle part, comme tant d'autres sont partis avant elle, pour fuir l'aridité de la terre où elle a grandi, pour fuir l'asservissement du travail au champ. Elle veut croire que vivre ce n'est pas que survivre. Dans l'attente du départ, elle fait et refait sa petite valise pour éloigner la peur (…)

     

     

    5) MONICA DE MORELIA, TIJUANA OVERWORLD

    1er juillet 1995

     

    Comme je me languis d'entendre à nouveau ton rire strident !

    Ici c'est dur, tu sais. Pas de temps pour une plaisanterie sous peine de remontrance, une seule pause pipi par jour, 30 minutes pour déjeuner assis par terre dans la poussière en plein cagnard adossés au mur de l'usine, j'ai l'impression d'être tout à la fois un robot et un chien. Un chien robot. Lopez, le contremaître, nous hurle dessus dès qu'on ralentit. Aujourd'hui, il a mis un pied au cul de Maria qui se baissait pour ramasser un boulon tombé à terre.

    Et moi, c'est pas son pied qu'il me met au cul... Dès qu'il passe derrière moi, je sens sa grosse main poisseuse. Mais je ne peux rien dire, je viens d'être embauchée. Et puis il dirait que je l'ai aguiché avec mes sourires. Quelle frustration de se sentir pris au piège !

    Mais comme dirait maman, du nerf, ne nous laissons pas abattre, le chemin vers le bonheur est jalonné d'obstacles ! Et rien ne m'empêchera de te revoir, ma Marta chérie !

    Ta Monica.

     

     

     

    6) X, 12 ANS, COLLEGIENNE, COLONIA DEL TORO (suite)

                (…) Un jour, je rencontrerai quelqu’un qui me plaira et qui m’emmènera vivre dans une belle maison. J’ai des amies qui l’ont fait, elles ont eu cette chance et tu penses bien qu’elles ne sont pas revenues se crotter les pieds dans la Colonia del Toro. Je ne les ai jamais revues.

                Des hommes, il y en a qui viennent dans la colonia. Ou dans les parages. Ici, les filles viennent pour la plupart du Sud. Chiapas, Oaxaca, Guerrero, ou même de plus loin, Guatemala, Honduras. Les hommes d’ici, au Nord, préfèrent les filles du Sud, c’est toujours comme ça, on préfère ce qu’on n’a pas chez soi. Quand ils parlent dans les bars, ils parlent des blondes, des gringas, mais celles qui leur plaisent vraiment on sait bien que c’est les filles du Sud. Il y a des hommes qui ont de l’argent, ça se voit, ils roulent dans de grosses voitures en bon état, des Peregrino, des Master Road, des Silencioso. J’adore ces voitures. J’adorerais faire un tour dans une voiture comme ça. Tout ce que j’ai connu, c’est des camionnettes où l’on voyage à l’arrière, sur le plateau, en mangeant de la poussière quand on ne tombe pas en panne (…)

     

    7) MONICA DE MORELIA, TIJUANA OVERWORLD

    2 août 1995

     

    Marta, ça devient insupportable. Le gros Lopez ne cesse de me lancer des clins d’œil dégoulinant de vice et de sueur. Du coup je suis déconcentrée et je fais des erreurs sur la chaîne de montage, et il saute sur l'occasion pour se coller à moi tout en me hurlant dessus. Maman ne veut pas comprendre. Comme si elle était de mèche avec lui, le soir elle me reproche ma maladresse. Double peine, en somme. Heureusement, je trouve du réconfort auprès de Yolanda et Maria, deux filles de notre âge qui subissent la même chose. Après le repas on essaie de trouver un peu de force pour sortir et traîner dans le quartier, histoire de respirer un peu d'air frais à tous les sens du terme...et de rencontrer quelques gars sympas. Il y en a de craquants ! Et qui ont encore toutes leurs dents, pas comme ceux de notre village ! Un particulièrement...

    Je pourrai peut-être t'en dire plus la prochaine fois. D'ici là, porte-toi bien,

    Ta Monica.

     

    8) X, 12 ANS, COLLEGIENNE, COLONIA DEL TORO (suite)

                (…) J’adorerais faire un tour dans une voiture comme ça. Tout ce que j’ai connu, c’est des camionnettes où l’on voyage à l’arrière, sur le plateau, en mangeant de la poussière quand on ne tombe pas en panne.

                Samedi prochain, je crois que je vais réaliser mon rêve. Un jeune homme que connaît la sœur de mon amie Rebecca va nous faire faire un tour en voiture. Il a dit que si on voulait il nous emmènerait au cinéma l’après-midi et qu’en sortant on irait manger des glaces. Rebecca dit qu’il est super gentil. Je mettrai ma jupe fleurie, mon petit chemisier rouge et mes baskets noires qui sont pas encore usées. C’est les copines qui vont en faire une tête, quand elles vont me voir monter dans la voiture ! Vivement samedi…

     

    9) INVENCIBLE CON MI BEBE, LAS FLORES, TIJUANA, 1995 (début du récit)

                Ce matin ils ont encore trouvé un cadavre à Las Flores. Une femme, bien sûr. Avec les collègues, on a arrêté de parler de ça, sinon on n’aurait plus d’autre sujet de discussion. Moi, je préfère m’intéresser à la vie, celle d’ici, à Multizone-West, celle de mes copines avec qui je passe mes journées à travailler comme une bête, ces amies sans qui je ne pourrai pas tenir.

              Surtout que maintenant, mon ventre commence à bien s’arrondir ! Les contremaîtres sont obligés de me croire quand je leur dis que je ne peux plus soulever les grosses carrosseries de machine à laver ou de gazinière…. J’ai la chance d’avoir Rosa ou Carmen qui s’occupent de mon poste quand les nausées me prennent.

                C’est vrai, au milieu de cet enfer (avec en plus Mamita à la maison qui me dit que je vais finir comme toutes les autres, violée et étranglée puis jetée dans une décharge) je sens que mon bébé, c’est ma bonne étoile, mon ange gardien. Il me protège à la fois du travail et du regard des trafiquants qui sévissent le soir le long du chemin entre la grille de l’usine et l’arrêt de bus : une femme en cloque, ça n’a jamais excité un mâle en rut ! Ça a même plutôt tendance à les faire fuir…

             Aujourd’hui d’ailleurs, je suis en pleine forme, je pense que je vais en profiter pour rattraper le retard du mois dernier : je rentrerai tard. De toute manière, con mi bebe soy invencible (…)

     

    10) MONICA DE MORELIA, TIJUANA OVERWORLD

    15 août 1995

     

    Ma chère Marta,

     

    Il m'a invitée à boire des tequilas ! Tu sais, celui dont je te parlais dans ma dernière lettre. Il s'appelle Vicente, comme notre idole ! C'est un signe ça, non ? Il est beau, tu ne peux pas savoir ! Comme un dieu ! Je pense sans cesse à lui ! Ça me fait oublier le boulot, et les rumeurs qui courent sur une fille de l'atelier qui a disparu. On raconte qu'elle a été retrouvée sur le terrain vague. Je ne veux pas y croire.

    Mille baisers,

    Monica Fuente (ça sonne bien, non ?!).

     

     

    12) MICHELLE REQUEJO, 14 ANS, COLONIA SAN DAMIAN, TIJUANA, 1995, HIJOS DE PUTA ! (début du récit)

     

                      Ils ont pas fini de me mater comme ça ces hijos de puta ?? Ils pourraient avoir un peu de pudeur quand même. Ils sont là debout autour de moi, 4 hommes et une femme, ils me détaillent comme si j’étais un bout de viande ou un insecte sur le dos. Ils ont l’œil intéressé en plus, qu’est-ce qu’ils croient, que je les vois pas ? Leurs regards circulent sur mon corps et parfois ils ralentissent, ils insistent, ça me gêne terriblement (…)

     

    11) MONICA, 12 ANS, COLLEGIENNE, TIJUANA, 1995 (début du récit)

    Je m'appelle Monica.

    Quand je suis morte j'avais 12 ans. Je n'avais jamais imaginé que ma vie serait si courte.

    Souvent pendant les cours, je m'imaginais mariée à Antonio, avec des enfants... au moins trois. Antonio c'est mon amoureux et mon voisin. On se connaît depuis qu'on avait 8 ans. On s'était promis qu'on ferait un beau mariage pour nos 18 ans.

    Quand je suis entrée au collège cette année, Antonio m'a dit qu'il était très fier que sa future femme fasse des études pour parler bien. Mais il avait rajouté que de toute façon, quand on se marierait je ne travaillerais pas car il gagnerait beaucoup d'argent. Antonio aime beaucoup l'argent (…)

     

    13) SYLVIA, TIJUANA, 1995 (suite)

    (…) Elle veut croire que vivre ce n'est pas que survivre. Dans l'attente du départ, elle avait fait et refait sa petite valise pour éloigner la peur.

     

    Tijuana. Pourvu qu'elle ne reçoive aucune visite de sa famille, pourvu qu'elle n'ait pas à leur montrer cette sombre cahute et à leur mentir sur ce qu'est devenue sa vie. Elle la déteste cette cabane humide, sale et puante qu'elle partage avec deux autres filles rencontrées sur les trottoirs de Santa Teresa. Heureusement, elle n'y passe que quelques heures par jour, l'après-midi, lorsque les rayons du soleil éclairent encore un peu les angles obscurs de l'unique pièce dont elle est composée. À la nuit tombée, Sylvia chausse ses talons hauts et part vendre son corps au plus offrant. En fin de compte, rien ne s'est passé comme prévu à son arrivée. Désormais, il s'agit juste de tenter d'éviter les dangers dont tout le monde parle autour d'elle et de tenir un jour de plus dans cet enfer. Et surtout, de ne pas penser à sa vie d'avant.

     

     

    14) MONICA, 12 ANS, COLLEGIENNE (suite)

    (…) Mais il avait rajouté que de toute façon, quand on se marierait je ne travaillerai pas car il gagnerait beaucoup d'argent. Antonio aime beaucoup l'argent.

    Quand je suis morte, j'ai réalisé que maman avait raison. Elle racontait souvent à moi et mes sœurs l'histoire horrible de Maria la fille de la voisine. Elle m'avait répété et répété de ne jamais accepter de parler à des hommes ou des femmes inconnus.

    Je ne lui ai jamais désobéi mais je suis morte quand même.

    Quand j'ai compris que j'allais y passer comme Maria, j'ai prié très fort la Vierge et elle m'a sauvée. Peut-être qu'elle a aussi sauvé Maria (…)

     

    15) MICHELLE REQUEJO, 14 ANS, HIJOS DE PUTA ! (suite)

                      (…) Leurs regards circulent sur mon corps et parfois ils ralentissent, ils insistent, ça me gêne terriblement.

                      En plus je suis pas franchement à mon avantage, alors là absolument pas, couchée sur la terre au milieu des cailloux, des emballages et des bouteilles de cerveza, la blouse déchirée et le pantalon baissé. Mon maquillage, inutile de dire qu’il en a pris un coup. Ça fait un jour ou deux que je suis là, je sais plus trop, j’ai un peu perdu la notion de temps faut dire. Le sang a séché, au moins les blessures me font plus mal, forcément, puisque je suis morte.

                      Ciudad Juarez, on le savait que c’était pas le paradis en venant, mais on n’imaginait pas ça quand même. Mais papa il disait qu’on gagnerait 4 ou 5 fois plus qu’à Las Margaritas, c’est notre ville dans le Chiapas, c’est vrai que là-bas et ben y’a rien, littéralement rien, de la terre sèche, un soleil qui t’écrase à partir de 9 heures du matin, des baraques en bois même pas peintes, des rues poussiéreuses et des champs de haricots et de maïs autour, dans le meilleur des cas, les arbres, faut les chercher. Et puis des gens, plein de gens, des vieux, des jeunes, beaucoup de jeunes, et tout ça qu’a pas de travail et qui traine toute la journée (…)

     

    16) INVENCIBLE CON MI BEBE, LAS FLORES (suite)

                (…) Aujourd’hui d’ailleurs, je suis en pleine forme, je pense que je vais en profiter pour rattraper le retard du mois dernier : je rentrerai tard. De toute manière, con mi bebe soy invencible.

                Surprise ! Ce ne sont pas des hommes qui m’ont tuée. Ni des femmes, d’ailleurs. Ce sont des monstres. Je comprends, maintenant que je suis morte : cet enfer n’aura pas de fin et personne ne sera protégé car les victimes ne peuvent pas imaginer ce que leurs bourreaux sont capables de faire tant qu’elles ne sont pas entre leurs mains, quand il est trop tard. Il n’y a pas d’issue, nous ne pouvons pas nous protéger seules (…)

     

    17) MONICA 12 ANS, COLLEGIENNE (suite)

    (…) Quand j'ai compris que j'allais y passer comme Maria, j'ai prié très fort la Vierge et elle m'a sauvée. Peut-être qu'elle a aussi sauvé Maria.

     

    Je n'ai pas senti leurs mains sur moi et leurs ventres ne m'écrasaient pas.

    Quand Roberto, le cousin d'Antonio m'a étranglée, je n'étais déjà plus là.

     

    18) MICHELLE REQUEJO, 14 ANS, HIJOS DE PUTA ! (suite)

                      (…) Et puis des gens, plein de gens, des vieux, des jeunes, beaucoup de jeunes, et tout ça qu’a pas de travail et qui traine toute la journée.

                      « A Ciudad Juarez on aura du travail, même vous, il disait papa en nous regardant mama et moi et Miguel, c’est mon frère, il a 16 ans et moi 14, enfin, j’avais. «  On pourra s’acheter un écran plat, une voiture d’occasion, et puis on enverra Carmen et Juana à l’école», Carmen et Juana c’est mes petites sœurs, enfin, c’était (…)

     

    19) INVENCIBLE CON MI BEBE (suite)

                (…) Il n’y a pas d’issue, nous ne pouvons pas nous protéger seules.

                Mi niñita ! Au moins, je t’ai tout à côté de moi, dans ce monde nouveau où tout brille, où tout est chaleur et bienveillance. Tu es belle, resplendissante. Le temps n’existe pas ici, tu me parles déjà, toi, à la fois bébé, jeune fille, mère et grand-mère. Tu regardes la ville dans la poussière là-bas, la ville et ses grandes usines, la ville et ses bidonvilles crasseux dans lesquels tu as été conçue. Tu regardes l’enfer depuis le seuil de notre nouvelle maison. Tu me remercies de t’avoir préservée de ce monde-là. Nous nous faisons belles tout en fredonnant cette berceuse que je te chantais dans ma tête quand nous vivions en enfer.

                La nouvelle venue ne va pas tarder.

                Que ? Bien sûr que c’est une femme, quelle question !

                Oublie les hommes. Là où tu es désormais, tu n’as plus besoin d’eux

     

    18) MONICA, 12 ANS, COLLEGIENNE (suite)

                (…) Quand Roberto, le cousin d'Antonio m'a étranglée, je n'étais déjà plus là.

                Quand je suis morte, je pensais à maman et mes sœurs qui allaient sortir de l'usine, à Anita ma petite sœur qui devait m'attendre pour préparer le repas, à Antonio qui m'avait rejointe à la sortie du collège pour me faire faire un tour dans la belle voiture de son cousin, à Antonio qui comptait ses billets de un dollar quand la voiture l'a déposé plus loin sur la route de Santa Teresa.

     

    19) MICHELLE REQUEJO, 14 ANS, HIJOS DE PUTA ! (suite)

                      (…) «  On pourra s’acheter un écran plat, une voiture d’occasion, et puis on enverra Carmen et Juana à l’école», Carmen et Juana c’est mes petites sœurs, enfin, c’était.

                      « On ira faire des virées chez les gringos de temps en temps il disait papa, c’est juste à côté, il y a des surpermercados vous imaginez pas ! On pourra même faire des économies. Et comme ça on reviendra et on ouvrira un restaurante, un buen restaurante, on sera bien ».

                      C’est ça qu’il disait mon père. Alors on s’est forcés à y croire un peu, de toute façon y’avait pas trop le choix. Et puis voilà, maintenant je suis là avec les flics debout autour de moi qui me regardent comme si j’étais un bout de viande ou un insecte sur le dos, et je fais quoi moi, là, maintenant ?

     

    20) DE MARTA A MONICA DE MORELIA, TIJUANA OVERWORLD

    16 octobre 1995

     

    Monica,

     

    Deux mois que je n'ai pas de nouvelles de toi, je m'inquiète. Avec toutes ces horreurs dont ils parlent aux informations, je me fais un sang d'encre. Ils parlent de tétons arrachés, de vagins explosés, et toujours de très jeunes femmes. Et ton portable qui s'obstine à me renvoyer sur ta messagerie...

    Je t'en supplie, écris-moi !

     

    Alexis, Géraldine, Jean-Paul, Philippe, Sophie, Yamina


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  • Santa Teresa, 10 mai 1995

    Chère Marta,

     

    Quelle excitation, toute cette vie nouvelle qui s'offre à moi !

    Nous venons à peine d'emménager dans une petite maison située dans une petite rue calme et je n'ai même pas pris le temps d'ouvrir ma valise ni d'accrocher mes posters de Vicente Fernandez ! Non, j'ai tout de suite fait un tour de quartier, je crois que je vais m'y plaire. Rien que des petites rues charmantes devant lesquelles on s'assoit, discute, épluche, je me croirais toujours à Morelia ! Seul un terrain vague à six pâtés de maison fait comme une verrue sur une joue rebondie. Mais bon, on s'en fiche ! C'est pour le boulot qu'on est là. Dès que j'aurai une opportunité pour toi, je t'écrirai, et tu pourras nous rejoindre, et ce sera comme avant : les Posadas et la Rios ! Les cinq mousquetaires !

    Muchos besos,

    Ta Monica.

     

     

    15 juin 1995

     

    Ma Marta,

    Un mois déjà que je travaille à la maquiladora Overworld, je n'ai pas vu le temps passer !

    On y travaille tous d'ailleurs. La tâche est dure, certes, mais nous le faisons de bon cœur et avec entrain,- d'ailleurs, avons-nous d'autre choix ? Et puis, c'est pour ça que nous sommes là, pouvoir vivre de notre labeur, pas comme au Michoacân où tout dessèche sur pied, les hommes comme les plantes. Quelle joie de se lever le matin pour quelque chose, de partir tous ensemble, la gamelle à la main, de rentrer le soir, pleins d'une saine fatigue et de partager le pain et le vin achetés comptant, tu entends, comptant !

    Contents d'avoir retrouvé un sens à notre vie, ça on l'est, et bientôt tu le seras aussi, Marta, bientôt. J'attends d'être dans les petits papiers du contremaître pour lui parler de toi. Un petit sourire par-ci, un petit sourire par là, je suis sûre que ça va marcher, un peu de patience, c'est tout.

    Je t'envoie mille baisers laborieux,

    Ta Monica.

     

     

    1er juillet 1995

     

    Comme je me languis d'entendre à nouveau ton rire strident !

    Ici c'est dur, tu sais. Pas de temps pour une plaisanterie sous peine de remontrance, une seule pause pipi par jour, 30 minutes pour déjeuner assis par terre dans la poussière en plein cagnard adossés au mur de l'usine, j'ai l'impression d'être tout à la fois un robot et un chien. Un chien robot. Lopez, le contremaître, nous hurle dessus dès qu'on ralentit. Aujourd'hui, il a mis un pied au cul de Maria qui se baissait pour ramasser un boulon tombé à terre.

    Et moi, c'est pas son pied qu'il me met au cul... Dès qu'il passe derrière moi, je sens sa grosse main poisseuse. Mais je ne peux rien dire, je viens d'être embauchée. Et puis il dirait que je l'ai aguiché avec mes sourires. Quelle frustration de se sentir pris au piège !

    Mais comme dirait maman, du nerf, ne nous laissons pas abattre, le chemin vers le bonheur est jalonné d'obstacles ! Et rien ne m'empêchera de te revoir, ma Marta chérie !

    Ta Monica.

     

    2 août 1995

     

    Marta, ça devient insupportable. Le gros Lopez ne cesse de me lancer des clins d’œil dégoulinant de vice et de sueur. Du coup je suis déconcentrée et je fais des erreurs sur la chaîne de montage, et il saute sur l'occasion pour se coller à moi tout en me hurlant dessus. Maman ne veut pas comprendre. Comme si elle était de mèche avec lui, le soir elle me reproche ma maladresse. Double peine, en somme. Heureusement, je trouve du réconfort auprès de Yolanda et Maria, deux filles de notre âge qui subissent la même chose. Après le repas on essaie de trouver un peu de force pour sortir et traîner dans le quartier, histoire de respirer un peu d'air frais à tous les sens du terme...et de rencontrer quelques gars sympas. Il y en a de craquants ! Et qui ont encore toutes leurs dents, pas comme ceux de notre village ! Un particulièrement...

    Je pourrai peut-être t'en dire plus la prochaine fois. D'ici là, porte-toi bien,

    Ta Monica.

     

    15 août 1995

     

    Ma chère Marta,

     

    Il m'a invitée à boire des tequilas ! Tu sais, celui dont je te parlais dans ma dernière lettre. Il s'appelle Vicente, comme notre idole ! C'est un signe ça, non ? Il est beau, tu ne peux pas savoir ! Comme un dieu ! Je pense sans cesse à lui ! Ça me fait oublier le boulot, et les rumeurs qui courent sur une fille de l'atelier qui a disparu. On raconte qu'elle a été retrouvée sur le terrain vague. Je ne veux pas y croire.

    Mille baisers,

    Monica Fuente (ça sonne bien, non ?!).

     

     

    16 octobre 1995

     

    Monica,

     

    Deux mois que je n'ai pas de nouvelles de toi, je m'inquiète. Avec toutes ces horreurs dont ils parlent aux informations, je me fais un sang d'encre. Ils parlent de tétons arrachés, de vagins explosés, et toujours de très jeunes femmes. Et ton portable qui s'obstine à me renvoyer sur ta messagerie...

    Je t'en supplie, écris-moi !

     Ta Marta qui s'inquiète. 


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  • Je m'appelle Monica.

    Quand je suis morte j'avais 12 ans. Je n'avais jamais imaginé que ma vie serait si courte.

    Souvent pendant les cours, je m'imaginais mariée à Antonio, avec des enfants... au moins trois. Antonio c'est mon amoureux et mon voisin. On se connaît depuis qu'on avait 8 ans. On s'était promis qu'on ferait un beau mariage pour nos 18 ans.

    Quand je suis entrée au collège cette année, Antonio m'a dit qu'il était très fier que sa future femme fasse des études pour parler bien. Mais il avait rajouté que de toute façon, quand on se marierait je ne travaillerai pas car il gagnera beaucoup d'argent. Antonio aime beaucoup l'argent.

    Quand je suis morte, j'ai réalisé que maman avait raison. Elle racontait souvent à moi et mes sœurs l'histoire horrible de Maria la fille de la voisine . Elle m'avait répété et répété de ne jamais accepter de parler à des hommes ou des femmes inconnus.

    Je ne lui ai jamais désobéi mais je suis morte quand même.

    Quand j'ai compris que j'allais y passer comme Maria, j'ai prié très fort la Vierge et elle m'a sauvée. Peut-être qu'elle a aussi sauvé Maria.

    Je n'ai pas senti leurs mains sur moi et leurs ventres ne m'écrasaient pas.

    Quand Roberto, le cousin d'Antonio m'a étranglée, je n'étais déjà plus là.

    Quand je suis morte, je pensais à maman et mes sœurs qui allaient sortir de l'usine, à Anita ma petite sœur qui devait m'attendre pour préparer le repas, à Antonio qui m'avait rejointe à la sortie du collège pour me faire faire un tour dans la belle voiture de son cousin, à Antonio qui comptait ses billets de un dollar quand la voiture l'a déposé plus loin sur la route de Santa Teresa.

     

    Yamina, février 2016


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  • Le truc que ne comprends pas, c’est qu’avec mon père, ma mère, mon frère qui fabriquent des beaux meubles, on vive dans un taudis rempli de ce que mon père récupère dans les poubelles et les décharges. Mes parents et mon frère travaillent à la maquiladora Maderas de Mexico, toute la journée ils assemblent des meubles rustiques, eux ils disent de style colonial, et tout ça part dans des camions et des trains vers les Etats-Unis, pour meubler les ranches et les maisons de campagne des gringos. Il paraît que le prix d’un seul de ces meubles représente plus d’un an de salaire d’un ouvrier de la maquiladora. Et chaque ouvrier en assemble entre vingt et soixante selon les modèles. Un jour, moi aussi j’aurai une maison avec des meubles comme ça !

     

    *

     

    Pour l’instant j’ai échappé à la maquiladora parce que j’ai douze ans et que je travaille bien au collège. J’ai des amies qui n’ont pas cette chance, elles ont abandonné l’école, elles travaillent un peu n’importe où, elles se lèvent à cinq heures du matin, elles avalent un bol d’eau chaude parfumée au thé, elles partent sur des chemins poussiéreux l’été, boueux au printemps et en automne, elles triment toute la journée pour presque rien, mais ce presque rien, ajouté aux presque rien des frères et sœurs et aux salaires des parents, ça leur permet de survivre. Moi je ne crois pas que même en travaillant bien au collège je pourrai avoir la vie que j’aimerais. Un jour, je rencontrerai quelqu’un qui me plaira et qui m’emmènera vivre dans une belle maison. J’ai des amies qui l’ont fait, elles ont eu cette chance et tu penses bien qu’elles ne sont pas revenues se crotter les pieds dans la Colonia del Toro. Je ne les ai jamais revues.

     

    *

     

    Des hommes, il y en a qui viennent dans la colonia. Ou dans les parages. Ici, les filles viennent pour la plupart du Sud. Chiapas, Oaxaca, Guerrero, ou même de plus loin, Guatemala, Honduras. Les hommes d’ici, au Nord, préfèrent les filles du Sud, c’est toujours comme ça, on préfère ce qu’on n’a pas chez soi. Quand ils parlent dans les bars, ils parlent des blondes, des gringas, mais celles qui leur plaisent vraiment on sait bien que c’est les filles du Sud. Il y a des hommes qui ont de l’argent, ça se voit, ils roulent dans de grosses voitures en bon état, des Peregrino, des Master Road, des Silencioso. J’adore ces voitures. J’adorerais faire un tour dans une voiture comme ça. Tout ce que j’ai connu, c’est des camionnettes où l’on voyage à l’arrière, sur le plateau, en mangeant de la poussière quand on ne tombe pas en panne.

     

    *

     

    Samedi prochain, je crois que je vais réaliser mon rêve. Un jeune homme que connaît la sœur de mon amie Rebecca va nous faire faire un tour en voiture. Il a dit que si on voulait il nous emmènerait au cinéma l’après-midi et qu’en sortant on irait manger des glaces. Rebecca dit qu’il est super gentil. Je mettrai ma jupe fleurie, mon petit chemisier rouge et mes baskets noires qui sont pas encore usées. C’est les copines qui vont en faire une tête, quand elles vont me voir monter dans la voiture ! Vivement samedi…

     

    Jean-Paul - 2 février 2016


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  • Une moto dans un virage. Une grosse moto. Le virage est sur un circuit, une piste, un motodrome, j’en sais rien. Le pilote – on peut l’appeler pilote à cause de la combinaison en cuir avec des logos de marques imprimées sur le cuir – le pilote a un genou qui touche la piste à l’intérieur du virage. Bien penché, le type, virage à fond, sans hésiter. Je regarde la diapo, mais qu’est-ce que cette moto vient foutre au milieu de cette présentation ? Je regarde le type – pas le pilote, le type qui vient d’appuyer sur une touche de son ordinateur portable pour projet cette nouvelle diapo – je regarde le type parler, je devrais l’écouter, l’entendre parler, mais non, je le regarde et je le vois parler. Il a l’air content de lui.

     *

    Cette nouvelle diapo que je viens de projeter, je vois bien qu’ils ne s’y attendaient pas. Les bouches s’ouvrent, ils ont l’air stupides, ils se regardent, me regardent. Incapables de comprendre une métaphore. Il faut que j’explique. Le tournant, c’est ça l’idée. On va prendre ensemble un virage, l’entreprise va évoluer, notre travail va changer, il faut accélérer, changer de rythme, changer d’échelle. Ne pas perdre son temps. Arrêter de se perdre dans les détails, arrêter de peaufiner, de viser la perfection. On ‘atteindra jamais une profitabilité suffisante de cette manière. La bonne mesure, c’est d’aller plus vite, à l’essentiel, de rendre un produit convenable. De toujours gagner du temps. Quand les clients râleront, on relèvera un peu le niveau de qualité et là on aura le bon équilibre. Voilà le virage que nous allons prendre.

    *

    C’est n’importe quoi. Ce type ne connaît rien à ce qu’on fait, il débarque et nous dit qu’on doit travailler moins bien. Je rêve, là ! Il voudrait qu’on fabrique des produits moins bon, alors que depuis des années on nous sort des normes, des procédures, des plans qualité, des certifications ISO 9000 et quelque chose. Et moi j’ai pas envie de faire un truc pourri. J’aime bien ce que je fais, j’aime bien quand les clients sont contents d’avoir acheté un produit qui marche bien et qui tombe pas en panne. J’ai pas envie de ça.

    *

    Le virage, ils ont eu du mal. Trop vieux, trop encroûtés dans leur routine. Et je vérifie, et je re-vérifie, et je re-re-vérifie, des fois que j’aurais oublié une anomalie. À ce rythme-là, pas étonnant d’avoir les résultats qu’on a. Il fallait faire quelque chose, sinon on courait à la catastrophe. Les actionnaires ne vont pas attendre patiemment le retour sur leur investissement. On dirait que je demande la lune quand j’impose un rapport d’activité quotidien. C’est pourtant pas extraordinaire de vouloir les tâches sur lesquelles travaillent les gens, le temps qu’ils y passent dans la journée. C’est comme ça qu’on gère une entreprise.

    *

    Tous les matins, Françoise prend sa voiture pour aller travailler. Elle sort la voiture du garage, dépose son fils à l’école, roule vers la Zone industrielle. Elle passe du village dans la colline om elle habite aux avenues bordées d’entrepôts et d’immeubles de bureau. Pas plus de dix minutes entre l’école et la boîte. Dix ronds-points, presque un de plus chaque année. Après le neuvième rond-point, elle distingue l’immeuble dans lequel elle va passer la journée. Plus qu’un, le dixième, puis une centaine de mètres avant de s’engager dans l’allée puis sur la rampe du parking souterrain. Depuis un mois, entre le neuvième et le dixième rond-point, Françoise fond en larmes sans savoir pourquoi.

     

     Jean-Paul


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  • Daniel c'est moi, à huit ans j'avais un professeur des écoles qui a annoncé à mes parents : « Votre fils ne sera jamais lu » et BAM ça c'est fait.
    Aujourd'hui du haut de mes 28 ans non seulement je sais lire mais en plus j'écris des histoires. Eh bien même cela ne suffit pas aux yeux de mes parents, ils ne voient que les fautes dans mes textes.

    P, B, G, J sont des lettres qui ont leur place dans certains mots, bien moi avec mes yeux et mon cerveau de dyslexique j'aime en changer l'ordre et pour ça j'ai comme récompense zéro en dictée.

    Epeler encore et encore le mot mercredi avec l'orthophoniste me fait penser que je suis débile au point de ne pas savoir écrire le jour de nos rendez-vous.

    Il n'y a rien à faire, même avec l'aide de ma mère je mets tous les soirs plus d'une demi-heure à lire une page Harry Potter. Et même l'histoire n'a aucun sens pour moi malgré plusieurs relectures.

    Les mots que je lis se mêlent et finissent par disparaître de mon esprit comme des ribambelles de nuages sur lesquelles on aurait soufflé.

    Fautes après fautes je me dis que je serai même pas capable d’écrire dans ma langue natale.

    Les mots se bousculent, se mélangent sur ma feuille jusqu'à ce que tout cela n'ait plus aucun sens.

    Même après toutes ces années d’efforts de lecture je suis toujours fier quand j'arrive à bout d'un livre comme Moby Dick.

    Voilà j'ai passé un examen à l'écrit j'étais concentré sur tous les mots que j'ai laissé échapper de mon stylo et pourtant je n'ai pas la moyenne. Quand je suis stressé, ou que je suis sous pression ma dyslexie réapparaît comme une malédiction.

    Créer des mots au milieu d'une histoire d'amour passionnée c'est mon truc. Il faut bien qu'il y soit des gambes parient des lèvres ou encore des imposteurs parmi les princes charmants.

    Laure


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  • Moi, Michelle Requejo, 14 ans, Colonia San Damian, Tijuana 

    Ils ont pas fini de me mater comme ça ces hijos de puta ?? Ils pourraient avoir un peu de pudeur quand même. Ils sont là debout autour de moi, 4 hommes et une femme, ils me détaillent comme si j’étais un bout de viande ou un insecte sur le dos. 

    Ils ont l’œil intéressé en plus, qu’est-ce qu’ils croient, que je les vois pas ? Leurs regards circulent sur mon corps et parfois ils ralentissent, ils insistent, ça me gêne terriblement.  

    En plus je suis pas franchement à mon avantage, alors là absolument pas, couchée sur la terre au milieu des cailloux, des emballages de biscuits et des bouteilles de cerveza, la blouse déchirée et le pantalon baissé sur les genoux.  Mon maquillage, inutile de dire qu’il en a pris un coup. Ça fait un jour ou deux que je suis là, je sais plus trop, j’ai un peu perdu la notion de temps faut dire. Le sang a séché, au moins les blessures me font plus mal, forcément, puisque je suis morte.  

    Ciudad Juarez, on le savait que c’était pas le paradis en venant, mais on n’imaginait pas ça quand même. Mais papa il disait qu’on gagnerait 4 ou 5 fois plus qu’à Las Margaritas, c’est notre ville dans le Chiapas, c’est vrai que là-bas et ben y’a rien, littéralement rien, de la terre sèche, un soleil qui t’écrase à partir de 9 heures du matin, des baraques en bois même pas peintes, des rues poussiéreuses et des champs de haricots et de maïs autour, dans le meilleur des cas, les arbres, faut les chercher. Et puis des gens, plein de gens, des vieux, des jeunes, beaucoup de jeunes, et tout ça qu’a pas de travail et qui traine toute la journée. 

    « A Ciudad Juarez on aura du travail, même vous, il disait papa en nous regardant mama et moi et Miguel, c’est mon frère, il a 16 ans et moi 14, enfin, j’avais. «  On pourra s’acheter un écran plat, une voiture d’occasion, et puis on enverra Carmen et Juana à l’école», Carmen et Juana c’est mes petites sœurs, enfin, c’était. 

    « On ira faire des virées chez les gringos de temps en temps, c’est juste à côté, il y a des surpermercados vous imaginez pas, on pourra même faire des économies. Et comme ça on reviendra et on ouvrira un restaurant, on sera bien » 

    C’est ça qu’il disait mon père. Alors on s’est forcés à y croire un peu, de toute façon y’avait pas trop le choix. Et puis voilà, maintenant je suis là avec les flics qui me regardent et je fais quoi moi, là, maintenant ?  

      

      Philippe N 


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    JOUR DE DETENTE

           On est contents. Le chef nous a donné une après-midi de détente. C’est encore plus apprécié parce que c’est inattendu. Mais le chef était satisfait du travail, alors il nous a donné cette demi-journée, alors on est contents.

          Le travail, faut dire, il est pas rose tous les jours. Garder 1500 prisonniers, par là - ça dépend des périodes - dans ces conditions, c’est pas forcément le métier qu’on cherche en premier. Faut se lever tôt, des fois fait 2-3 ° l’hiver dans le dortoir ou pire, parce qu’il y a des restrictions sur le gaz et le charbon et que la priorité c’est le camp. Faire sortir les prisonniers, inutile de dire qu’ils sont pas très coopératifs les prisonniers, à 6 heures du matin, dans leurs vêtements en coton et leurs godasses trouées, mais bon, ils savent que leur intérêt est de pas se faire remarquer, alors ça, ça va encore. Non, ce qui est dur c’est de rester immobile à les surveiller pendant l’appel, 1500 noms tu vois le problème ? Ca peut durer des heures, immobile dans le froid, malgré le manteau et les bottes fourrées. Et après c’est la distribution de la gamelle ; t’as vraiment intérêt à te prévoir des chaussettes en hiver, et bien chaudes en plus.

        Alors aujourd’hui faut profiter, c’est le printemps, le fond de l’air est doux, comme une petite musique de Mozart ou comme la peau de ma petite Martha, c’est ma fille, mon bébé, il me tarde d’avoir la permission et d’aller les retrouver, ma famille, Leipzig c’est pas si  loin. Il y a des bourgeons bien verts qui poussent aux branches, des nuages d’insectes qui commencent à se former en début de soirée, ça sent l’été. On a toujours l’uniforme bien sûr mais on a desserré un peu les cols, y’en a qui ont tombé la veste, les sous-officiers font semblant de rien, les femmes se sont maquillées un peu plus, elles tendent leurs visages vers les rayons légers du soleil, elles rient. 

       Bien sûr il y a ceux qui sont de garde, pas de chance, on les aperçoit en contrebas patrouiller le long des clôtures. On leur fait des signes, on rigole, on les charrie, on lève les verres de loin à leur santé, ils font la gueule forcément, mais pas trop, ils partagent la bonne humeur, la camaraderie, ils savent qu’on leur gardera des gâteaux, du vin et des saucisses. 

      On est dans les jardins du château, c’est comme ça qu’on appelle la maison du chef, elle appartenait à un opposant, aujourd’hui c’est une propriété de l’Etat. La pelouse est magnifique, les prisonniers l’entretiennent, c’est des anciens jardiniers. Ils tiennent beaucoup à leur place, alors ils se donnent à fond, ils coupent l’herbe à genoux, brin par brin, le résultat est impeccable, littéralement parfait. De là une pente descend jusqu’au camp. On domine distinctement les cabanes de bois gris alignées, les allées bien droites, la place centrale où on fait l’appel matin et soir.  Tout est net, tout est pensé, c’est impressionnant, les camions circulent en douceur dans le camp, les latrines sont à l’écart pour l’hygiène, la baraque de l’infirmerie est de l’autre côté, pas loin du bâtiment en briques des gardes et de la centrale électrique. On lui a prévu une allée spéciale, à la centrale,  pour amener le charbon. Et puis les barbelés, les tours de surveillance surmontées d’un toit contre les intempéries, l’allée centrale qui aboutit au grand portail. De l’autre côté du camp la voie ferrée, le quai et une route. Tout ça c’est simple, ça a pas dû coûter cher et ça remplit bien son rôle, c’est une belle organisation, il y a vraiment des gens doués pour ça.

         On a dressé de grandes planches sur des tréteaux. Le chef n’a pas lésiné, nappes blanches amidonnées et bien repassées, c’est pas la main-d’œuvre qui manque, et de la bonne en plus, des serveurs, des maîtres d’hôtel, et même un sommelier, des petits monticules de gâteaux, de viande froide et de charcuterie, de la bière, des fruits, du café…

          Et puis il faut aussi s’occuper des équipes de nettoyage. Pour les baraques, ça va, ça s’organise de l’intérieur, ils ont intérêt, ils le savent. Mais il y a aussi les installations techniques, et là on a des équipes spéciales de prisonniers, c’est plus particulier comme travail, alors ils ont des vêtements plus chauds, plus de nourriture et une cabane à part, mieux chauffée. Le problème c’est quand on les remplace, tous les deux mois, c’est les ordres. Alors on en choisit des nouveaux mais au début ils sont plus lents, forcément, y’en a qui vomissent ou qui refusent de faire le travail, c’est toujours une période difficile, faut les former, ils ont intérêt à s’y faire vite sinon on les dégage, on a des rythmes à tenir, les arrivages, on les maitrise pas, tu comprends. Et tout ça tous les deux mois, c’est franchement pénible.

            Il y a trois femmes en uniformes assises sur le muret qui domine la vallée. Elles se sont fait belles, bien coiffées, du rouge à lèvres, elles plaisantent et elles rient, l’œil en coin sur les beaux gars en uniforme qui traînent à  proximité  l’air de rien. Elles ont une tasse qui fume à la main, elles boivent du chocolat on dirait. Un sergent s’approche avec un plateau, il s’incline et leur tend les biscuits, il est raide et galant, il a reçu une bonne éduction, ça se voit. En contrebas il y a le camp et derrière la vallée remonte, la pente est couverte d’une somptueuse forêt de sapins vert sombre qui se découpe sur le ciel d’un bleu limpide. Entre la forêt et le camp se dressent trois hautes cheminées de briques comme partout où il y a de l’industrie. Deux d’entre elles crachent une fumée grasse et noire, pour la troisième, le four est en entretien, c’est prévu comme ça, ça évite les pannes, c’est bien vu. Le vent rabat ces fumées vers le château. « Ouh, l’odeur est un peu forte aujourd’hui ! » lance une des femmes en riant. Les deux autres froncent un peu le nez et acquiescent joyeusement en finissant leur tasse de chocolat.

     

                                                                                                                                                                       Philippe N.


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  •          Ce matin ils ont encore trouvé un cadavre à Las Flores. Une femme, bien sûr. Avec les collègues, on a arrêté de parler de ça, sinon on n’aurait plus d’autre sujet de discussion. Moi, je préfère m’intéresser à la vie, celle d’ici, à Multizone-West, celle de mes copines avec qui je passe mes journées à travailler comme une bête, ces amies sans qui je ne pourrai pas tenir.

              Surtout que maintenant, mon ventre commence à bien s’arrondir ! Les contremaîtres sont obligés de me croire quand je leur dis que je ne peux plus soulever les grosses carrosseries de machine à laver ou de gazinière…. J’ai la chance d’avoir Rosa ou Carmen qui s’occupent de mon poste quand les nausées me prennent.

              C’est vrai, au milieu de cet enfer (avec en plus Mamita à la maison qui me dit que je vais finir comme toutes les autres, violée et étranglée puis jetée dans une décharge) je sens que mon bébé, c’est ma bonne étoile, mon ange gardien. Il me protège à la fois du travail et du regard des trafiquants qui sévissent le soir le long du chemin entre la grille de l’usine et l’arrêt de bus : une femme en cloque, ça n’a jamais excité un mâle en rut ! Ça a même plutôt tendance à les faire fuir…

             Aujourd’hui d’ailleurs, je suis en pleine forme, je pense que je vais en profiter pour rattraper le retard du mois dernier : je rentrerai tard. De toutes manières, con mi bebe soy invencible.

    Invencible

               Surprise ! Ce ne sont pas des hommes qui m’ont tuée. Ni des femmes, d’ailleurs. Ce sont des monstres. Je comprends, maintenant que je suis morte : cet enfer n’aura pas de fin et personne ne sera protégé car les victimes ne peuvent pas imaginer ce que leurs bourreaux sont capables de faire tant qu’elles ne sont pas entre leurs mains, quand il est trop tard. Il n’y a pas d’issue, nous ne pouvons pas nous protéger seules.

             Mi niñita ! Au moins, je t’ai tout à côté de moi, dans ce monde nouveau où tout brille, où tout est chaleur et bienveillance. Tu es belle, resplendissante. Le temps n’existe pas ici, tu me parles déjà, toi, à la fois bébé, jeune fille, mère et grand-mère. Tu regardes la ville dans la poussière là-bas, la ville et ses grandes usines, la ville et ses bidonvilles crasseux dans lesquels tu as été conçue. Tu regardes l’enfer depuis le seuil de notre nouvelle maison. Tu me remercies de t’avoir préservée de ce monde-là. Nous nous faisons belles tout en fredonnant cette berceuse que je te chantais dans ma tête quand nous vivions en enfer.

                La nouvelle venue ne va pas tarder.

                Que ? Bien sûr que c’est une femme, quelle question !

                Oublie les hommes. Là où tu es désormais, tu n’as plus besoin d’eux.

     

    Alexis


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