• Tu regardes autour de toi. Plus loin. Plus loin que l’espace autour de toi. Tu laisses aller ton regard, tu le pousses encore vers ce qui est au-delà du plus loin, jusqu’au bout, là où il n’y a plus rien. Plus rien que tu puisses voir, tout en sachant qu’il y a encore quelque chose derrière mais que tu ne verras pas maintenant. Quand tu as vu tout ce que tu crois qu’il y a à voir, tu savoures. On dit  qu’on embrasse du regard. Tu embrasse de tes pensées, tu les laisses envahir tout cet espace qui est devant toi, qui est pour toi, rien que pour toi, que tu habites seul. tu te dis que dans un rayon de tant de kilomètres, il n’y a que toi.

    *

    Tu es descendu du chameau le dos en compote, la marque des genoux dans le menton, des vêtements qui te collent à la peau. Tu as as aidé à descendre les bagages et le matériel pour le bivouac et puis tu es parti. Tu as dit que tu allais faire un tour. Les dernières heures, votre petit groupe avait suivi, depuis le plateau traversé la veille, une piste surplombant le cirque immense, spirale de cinquante kilomètres de diamètre imprimée dans le désert comme un gigantesque coup de tampon, empreinte d’un phénomène aux origines controversées. Le Guelb er Richât. Tu attendais ça depuis des jours. C’est même un peu pour lui que tu avais entrepris ce voyage.
    Tu t’es éloigné du groupe et tu as passé une espèce de remblai d’une dizaine de mètres de haut à l’abri duquel les chameliers ont décidé de faire halte, tu es descendu dans le cirque. Tu sais que tu y es, mais tu ne le vois pas. Comme la mouche posée sur le livre ne distingue pas les mots. Et de toute façon, la mouche ne sait pas lire mais ça c’est une autre histoire. Ou pas. Peut-être que toi non plus tu ne sais pas lire ce paysage. C’est l’inconnu qui t’attire, l’inexpliqué. Tu es au bord du Guelb. Tu crois distinguer un sillon. Tu penses à l’aiguille, au saphir ou au diamant posé au début du sillon. Mais là c’est toi qui avances. Tu suis le sillon un moment puis tu prends la perpendiculaire vers ce que tu estimes être le centre de la spirale. Tu sais que tu ne l’atteindras pas. Beaucoup trop loin. Tu ne pourras même pas aller bien loin, trop tard, la nuit va arriver, on va t’attendre. Tu as pris des repères pour retrouver le passage qui te ramènera au campement.
    Tu continues à marcher, tu regardes le sol devant toi, on pourrait s’imaginer une étendue d’eau dans lequel on aurait jeté une pierre qui ferait naître des ondes s’éloignant vers la périphérie. Tu arrives à distinguer ces vaguelettes de roche et de sable. Et puis tu vois à tes pieds des pierres aux bords lisses et arrondis, aux tons sombres qui semblent sortir d’un four. Météorites ? Roches fondues par une éruption volcanique ? Par l’atterrissage d’un vaisseau spatial ? Toutes les explications que tu as lues te passent par la tête. Tu fais encore quelques pas et tu aperçois de nouvelles roches. Tu les ramasses, les examines, tes doigts en caressent la surface polie. Tes yeux ne quittent plus le sol, tu avances, à gauche, à droite, tu tournes, tu te baisses, ramasses, regardes, rejettes ou fourres le caillou dans une poche de ta saharienne. Dans le désert, les pierres ou les objets tombés au sol ne s’enfouissent pas, il fait trop sec, le vent souffle, chasse le sable et remet toujours tout à nu.
    Tu finis par relever la tête. Le soleil a disparu derrière les collines entourant le cirque, la lumière a baissé. Tu es à quelques centaines de mètres du remblai qui ferme le côté dont tu crois être venu. Tu réalises que tu es peut-être seul sur le Guelb er Richât, lieu mythique dont tu as rêvé. Tu penses à retourner. Tu cherches les repères que tu as pris en passant le remblai. Tu ne les retrouves pas. Tu as le temps, ça va revenir. Tu vois une passe qui semble s’ouvrir sur un côté. Tu penses qu’en montant par là tu auras une vue plongeante sur cette extrémité du cirque et que tu verras le campement où le feu doit maintenant être allumé. Tu marche vers la passe. Tu te demandes combien d’hommes ont foulé ces lieux. Vu le peu de touristes voyageant en Mauritanie, vu la rareté des rencontres avec les quelques nomades peuplant la région, le nombre ne doit pas être très élevé. Tu te sens comme privilégié, rare. Tu marches toujours, tu ne sais pas si tu as mal vu ou mal estimé la distance mais la passe se rapproche trop lentement. C’est toujours un peu comme ça dans le désert. On marche pendant une journée en gardant la même perspective.
    Et puis tu y es. Tu montes une vague piste qui fait trois virages et tu es à la passe. Tu te retournes en cherchant les lumières du campement. Et tu ne distingues rien. La nuit est presque tombée mais sans doute pas assez pour que le feu soit visible à cette distance. Ou peut-être ne sera-t-il pas visible du tout, masqué par le remblai.

    *

    Et puis tu y es. Tu montes une vague piste qui fait trois virages et tu es à la passe. Tu te retournes en cherchant les lumières du campement. Et tu ne distingues rien. La nuit n’est pas encore tombée mais sans doute assez pour qu’un feu ne soit pas visible à cette distance. Ou peut-être, même la nuit venue, ne sera-t-il pas visible du tout, masqué par le remblai, ou trop faible, ou trop lointain,

    Oui, c’est cela. Tu t’es trop éloigné et la passe n’est pas assez élevée. Le carré de l’hypothénuse est égal, si je ne m’abuse, à la somme des carrés des deux autres côtés. Ça te revient comme ça. Ton père répétait la formule à toute occasion, tu la savais par coeur à huit ans. Mais elle ne s’applique pas à la situation. Tu visualises le triangle : la base pour le chemin que tu as parcouru, pour la hauteur de la passe le petit côté du triangle rectangle. Ton regard glisse en pente douce le long de l’hypothénuse. Le triangle est très pointu, fiché dans le remblai comme une flèche qui devrait t’indiquer la route du retour. Tu manques de hauteur. Et pas de feu visible.
    La lumière est maintenant rasante, les teintes du couchant renforcent le rouge orangé du sable. Les cercles du Guelb er Richât prennent du relief, tu les distingues un peu mieux depuis la passe. Les courbes, tu les imagines pour l’essentiel, leur dimension les redresse, le manque de hauteur les écrase, comme une image prise au téléobjectif. Tu t’élèves alors, la perspective change, tu mélanges le paysage aperçu dans la journée en descendant du haut-plateau et celui que tu as sous les yeux. Tu reconstitues le cirque comme si tu te trouvais des kilomètres plus haut. Le nouveau triangle est différent. Tu continues de t’élever jusqu’à en faire un isocèle. Tu es aussi haut de la surface que tu es loin du centre du Guelb. Le relief s’est maintenant écrasé, plus de rides, plus de passe, plus de remblai. Des ondes, des cercles, des spirales irrégulières autour d’un centre incertain. Tu ne distingues plus ton corps au sommet de la passe. Ni le campement. Tu passes en revue toutes les hypothèses qui ont été avancées sur l’origine de cette extraordinaire formation. Tant que machines n’ont pas permis à des hommes de voir les choses de haut, personne n’a vraiment pris la mesure du phénomène. C’était un drôle de relief, voilà tout. Pendant des centaines de milliers d’années, on ne vit que des ondulations parmi lesquelles les chameaux n’aimaient pas marcher. Tu es comme ces hommes, tu ne devrais pas voir ce que tu as maintenant en tête. Les images qui se forment en toi sont des reconstitutions, le fruit d’une imagination nourrie d’une vision très partielle. Tu sais qu’en ce moment, tu es seul à penser au Guelb er Richât avec de telles images en tête, superposant la réalité au virtuel. Tu aimerais croire qu’un vaisseau spatial gigantesque s’est posé ici, faisant fondre le sable et les roches, à l’aterrissage comme au décollage. Que la terre a tremblé sous la puissance de réacteurs ou de tout autre moyen que tu n’imagines pas. Même le volcan sans doute cause de tout ça te semble démesuré. Tu voudrais te trouver au bord d’une porte de l’enfer.

    *

    Tu voudrais te trouver au bord d’une porte de l’enfer.

    Une porte qui se serait ouverte pour appeler l’univers. Une bonde qui a lâché, aspirée sur elle-même, disparaissant dans son fin fond, dans le courant d’un monde entrouvert l’espace d’un instant, de quelques siècles, un monde qui en a appelé un autre, reflet déformé de lui-même, reflet inverse mais non symétrique, monde vide aspirant à s’emplir de son double. L’autre monde a frémi, sentant l’appel, se mettant en mouvement pour y répondre, tournoyant lentement sur lui-même autour de la bouche ouverte, y versant ses oripeaux, sa vieille peau, son écorce, épiderme, carapace, couverture, habillage vulgaire et déplacé, artifices. Il tourne plus vite et abandonne ses traces, scories, frontières, son derme plus profond, se mettant à vif, à cru, à poil, écorché, dépiauté, allant à son essence qui à son tour glisse dans le mouvement accéléré où disparaissent structures et fondations. Tu es étourdi par ce mouvement, tu as le tournis, derviche spectateur de cette mutation.
    Et puis le flux s’est tari autour de toi, le mouvement a ralenti, comme un manège en fin de course, un tourne-disque privé d’électricité, cela a duré des siècles, le temps d’un battement de paupière sur tes yeux blanchis par la lumière qui s’est elle aussi précipitée dans l’ouverture. Dans la nuit qui s’est faite tu distingues parfaitement les rides laissées par la précipitation du monde, spirale dans le profond de sa matière, empreinte de l’élan vers le monde inverse, dans ce qui est devenu un désert rendu brûlant par la rotation effrénée de ce qui était encore ton monde l’instant des siècles d’avant. Tu vois l’espace, d’abord chauffé à blanc, refroidir à rouge et se disperser en sable impalpable.
    Alors tu es passé dans ce qui est devenu l’autre monde, la dessous passé dessus, le fond devenu surface, la spirale entonnoir formant un dôme du sommet duquel tu regardes le vide sableux autour de toi. L’ancien monde est entré en toi, ta bouche l’a absorbé et tu vois tout, tu reconnais tout ce que tu n’as jamais vu, tous les continents, les océans, les montagnes, les fleuves coulent en toi, tous les peuples t’habitent, tu es leur fils, tu sais toutes leurs langues, plus rien n’est autre, tu es le tout, tu sais le passé et l’avenir et plus rien ne peut arriver car tout est déjà arrivé en toi, il n’y a plus d’espace, plus de temps, plus d’histoire. Tout ce qui pouvait être a été et n’a plus lieu d’être.
    Et tu t’allonges, plaque ton corps dans le sable rouge encore chaud, tu colles ta bouche à la bouche du monde et tu verses ton sang dans le sable, et ta sueur et ta semence, unissant par tes fluides l’ancien et le nouveau, le mort et le vif qui se confondent pour achever l’accomplissement et la disparition de tout. Et dans l’extase tu retournes à l’originel néant.

    *

    C’est une mer qui s’étend devant toi, parcourue de rides enspirées que tu ne peux qu’imaginer au ras du sol. La chaleur amassée au cours de la journée remonte à présent depuis le fond de l’âme du Guelb er Richât. Le Guelb, âme assoupie depuis une éternité, Drogo guettant l’arrivée ou le retour depuis les profondeurs de la terre, de la vague tartare qui le réveillera.
    Les idées tournent en toi sans qu’aucune parvienne à se fixer, emportées dans la bonde de l’oubli instantané. Tu perçois un grondement monter en toi, il voudrait réveiller le Guerb, il l’appelle, il vibre, il attend l’écho qui ne vient pas.

    Les idées tournent en moi sans qu’aucune parvienne à se fixer, emportées dans la bonde de l’oubli instantané. Je perçois un grondement monter en moi, il voudrait réveiller le Guerb, il l’appelle, il vibre, il attend l’écho qui ne vient pas.

    *

    Une première ombre descendit à petits pas d’une échancrure dans les relèvements entourant le Guelb. Elle fut vite rejointe par une foule sombre qui envahit toute la surface, écrasant le relief sous le martèlement de sa marche insatiable. Les rides effrayées s’aplatissaient dans le sable. Tes certitudes quant à ta capacité à retrouver ton chemin vers le campement doutaient d’elles-mêmes et se montraient à présent d’une grande discrétion dont profitèrent les doutes pour se manifester. Ils parvinrent à faire de ce lieu mythique où, un moment plus tôt, tu t’attendais à voir apparaître quelque divinité barbare, une gueule béante sur les lèvres de laquelle tu allais perdre l’équilibre. La nuit vint prendre la relève de l’ombre, avide de déguster ton angoisse dont elle reniflait déjà les effluves. Tu t’allongeas alors pour te fondre dans le corps chaud du Guelb.


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