• Tu regardes autour de toi. Plus loin. Plus loin que l’espace autour de toi. Tu laisses aller ton regard, tu le pousses encore vers ce qui est au-delà du plus loin, jusqu’au bout, là où il n’y a plus rien. Plus rien que tu puisses voir, tout en sachant qu’il y a encore quelque chose derrière mais que tu ne verras pas maintenant. Quand tu as vu tout ce que tu crois qu’il y a à voir, tu savoures. On dit  qu’on embrasse du regard. Tu embrasse de tes pensées, tu les laisses envahir tout cet espace qui est devant toi, qui est pour toi, rien que pour toi, que tu habites seul. tu te dis que dans un rayon de tant de kilomètres, il n’y a que toi.

    *

    Tu es descendu du chameau le dos en compote, la marque des genoux dans le menton, des vêtements qui te collent à la peau. Tu as as aidé à descendre les bagages et le matériel pour le bivouac et puis tu es parti. Tu as dit que tu allais faire un tour. Les dernières heures, votre petit groupe avait suivi, depuis le plateau traversé la veille, une piste surplombant le cirque immense, spirale de cinquante kilomètres de diamètre imprimée dans le désert comme un gigantesque coup de tampon, empreinte d’un phénomène aux origines controversées. Le Guelb er Richât. Tu attendais ça depuis des jours. C’est même un peu pour lui que tu avais entrepris ce voyage.
    Tu t’es éloigné du groupe et tu as passé une espèce de remblai d’une dizaine de mètres de haut à l’abri duquel les chameliers ont décidé de faire halte, tu es descendu dans le cirque. Tu sais que tu y es, mais tu ne le vois pas. Comme la mouche posée sur le livre ne distingue pas les mots. Et de toute façon, la mouche ne sait pas lire mais ça c’est une autre histoire. Ou pas. Peut-être que toi non plus tu ne sais pas lire ce paysage. C’est l’inconnu qui t’attire, l’inexpliqué. Tu es au bord du Guelb. Tu crois distinguer un sillon. Tu penses à l’aiguille, au saphir ou au diamant posé au début du sillon. Mais là c’est toi qui avances. Tu suis le sillon un moment puis tu prends la perpendiculaire vers ce que tu estimes être le centre de la spirale. Tu sais que tu ne l’atteindras pas. Beaucoup trop loin. Tu ne pourras même pas aller bien loin, trop tard, la nuit va arriver, on va t’attendre. Tu as pris des repères pour retrouver le passage qui te ramènera au campement.
    Tu continues à marcher, tu regardes le sol devant toi, on pourrait s’imaginer une étendue d’eau dans lequel on aurait jeté une pierre qui ferait naître des ondes s’éloignant vers la périphérie. Tu arrives à distinguer ces vaguelettes de roche et de sable. Et puis tu vois à tes pieds des pierres aux bords lisses et arrondis, aux tons sombres qui semblent sortir d’un four. Météorites ? Roches fondues par une éruption volcanique ? Par l’atterrissage d’un vaisseau spatial ? Toutes les explications que tu as lues te passent par la tête. Tu fais encore quelques pas et tu aperçois de nouvelles roches. Tu les ramasses, les examines, tes doigts en caressent la surface polie. Tes yeux ne quittent plus le sol, tu avances, à gauche, à droite, tu tournes, tu te baisses, ramasses, regardes, rejettes ou fourres le caillou dans une poche de ta saharienne. Dans le désert, les pierres ou les objets tombés au sol ne s’enfouissent pas, il fait trop sec, le vent souffle, chasse le sable et remet toujours tout à nu.
    Tu finis par relever la tête. Le soleil a disparu derrière les collines entourant le cirque, la lumière a baissé. Tu es à quelques centaines de mètres du remblai qui ferme le côté dont tu crois être venu. Tu réalises que tu es peut-être seul sur le Guelb er Richât, lieu mythique dont tu as rêvé. Tu penses à retourner. Tu cherches les repères que tu as pris en passant le remblai. Tu ne les retrouves pas. Tu as le temps, ça va revenir. Tu vois une passe qui semble s’ouvrir sur un côté. Tu penses qu’en montant par là tu auras une vue plongeante sur cette extrémité du cirque et que tu verras le campement où le feu doit maintenant être allumé. Tu marche vers la passe. Tu te demandes combien d’hommes ont foulé ces lieux. Vu le peu de touristes voyageant en Mauritanie, vu la rareté des rencontres avec les quelques nomades peuplant la région, le nombre ne doit pas être très élevé. Tu te sens comme privilégié, rare. Tu marches toujours, tu ne sais pas si tu as mal vu ou mal estimé la distance mais la passe se rapproche trop lentement. C’est toujours un peu comme ça dans le désert. On marche pendant une journée en gardant la même perspective.
    Et puis tu y es. Tu montes une vague piste qui fait trois virages et tu es à la passe. Tu te retournes en cherchant les lumières du campement. Et tu ne distingues rien. La nuit est presque tombée mais sans doute pas assez pour que le feu soit visible à cette distance. Ou peut-être ne sera-t-il pas visible du tout, masqué par le remblai.

    *

    Et puis tu y es. Tu montes une vague piste qui fait trois virages et tu es à la passe. Tu te retournes en cherchant les lumières du campement. Et tu ne distingues rien. La nuit n’est pas encore tombée mais sans doute assez pour qu’un feu ne soit pas visible à cette distance. Ou peut-être, même la nuit venue, ne sera-t-il pas visible du tout, masqué par le remblai, ou trop faible, ou trop lointain,

    Oui, c’est cela. Tu t’es trop éloigné et la passe n’est pas assez élevée. Le carré de l’hypothénuse est égal, si je ne m’abuse, à la somme des carrés des deux autres côtés. Ça te revient comme ça. Ton père répétait la formule à toute occasion, tu la savais par coeur à huit ans. Mais elle ne s’applique pas à la situation. Tu visualises le triangle : la base pour le chemin que tu as parcouru, pour la hauteur de la passe le petit côté du triangle rectangle. Ton regard glisse en pente douce le long de l’hypothénuse. Le triangle est très pointu, fiché dans le remblai comme une flèche qui devrait t’indiquer la route du retour. Tu manques de hauteur. Et pas de feu visible.
    La lumière est maintenant rasante, les teintes du couchant renforcent le rouge orangé du sable. Les cercles du Guelb er Richât prennent du relief, tu les distingues un peu mieux depuis la passe. Les courbes, tu les imagines pour l’essentiel, leur dimension les redresse, le manque de hauteur les écrase, comme une image prise au téléobjectif. Tu t’élèves alors, la perspective change, tu mélanges le paysage aperçu dans la journée en descendant du haut-plateau et celui que tu as sous les yeux. Tu reconstitues le cirque comme si tu te trouvais des kilomètres plus haut. Le nouveau triangle est différent. Tu continues de t’élever jusqu’à en faire un isocèle. Tu es aussi haut de la surface que tu es loin du centre du Guelb. Le relief s’est maintenant écrasé, plus de rides, plus de passe, plus de remblai. Des ondes, des cercles, des spirales irrégulières autour d’un centre incertain. Tu ne distingues plus ton corps au sommet de la passe. Ni le campement. Tu passes en revue toutes les hypothèses qui ont été avancées sur l’origine de cette extraordinaire formation. Tant que machines n’ont pas permis à des hommes de voir les choses de haut, personne n’a vraiment pris la mesure du phénomène. C’était un drôle de relief, voilà tout. Pendant des centaines de milliers d’années, on ne vit que des ondulations parmi lesquelles les chameaux n’aimaient pas marcher. Tu es comme ces hommes, tu ne devrais pas voir ce que tu as maintenant en tête. Les images qui se forment en toi sont des reconstitutions, le fruit d’une imagination nourrie d’une vision très partielle. Tu sais qu’en ce moment, tu es seul à penser au Guelb er Richât avec de telles images en tête, superposant la réalité au virtuel. Tu aimerais croire qu’un vaisseau spatial gigantesque s’est posé ici, faisant fondre le sable et les roches, à l’aterrissage comme au décollage. Que la terre a tremblé sous la puissance de réacteurs ou de tout autre moyen que tu n’imagines pas. Même le volcan sans doute cause de tout ça te semble démesuré. Tu voudrais te trouver au bord d’une porte de l’enfer.

    *

    Tu voudrais te trouver au bord d’une porte de l’enfer.

    Une porte qui se serait ouverte pour appeler l’univers. Une bonde qui a lâché, aspirée sur elle-même, disparaissant dans son fin fond, dans le courant d’un monde entrouvert l’espace d’un instant, de quelques siècles, un monde qui en a appelé un autre, reflet déformé de lui-même, reflet inverse mais non symétrique, monde vide aspirant à s’emplir de son double. L’autre monde a frémi, sentant l’appel, se mettant en mouvement pour y répondre, tournoyant lentement sur lui-même autour de la bouche ouverte, y versant ses oripeaux, sa vieille peau, son écorce, épiderme, carapace, couverture, habillage vulgaire et déplacé, artifices. Il tourne plus vite et abandonne ses traces, scories, frontières, son derme plus profond, se mettant à vif, à cru, à poil, écorché, dépiauté, allant à son essence qui à son tour glisse dans le mouvement accéléré où disparaissent structures et fondations. Tu es étourdi par ce mouvement, tu as le tournis, derviche spectateur de cette mutation.
    Et puis le flux s’est tari autour de toi, le mouvement a ralenti, comme un manège en fin de course, un tourne-disque privé d’électricité, cela a duré des siècles, le temps d’un battement de paupière sur tes yeux blanchis par la lumière qui s’est elle aussi précipitée dans l’ouverture. Dans la nuit qui s’est faite tu distingues parfaitement les rides laissées par la précipitation du monde, spirale dans le profond de sa matière, empreinte de l’élan vers le monde inverse, dans ce qui est devenu un désert rendu brûlant par la rotation effrénée de ce qui était encore ton monde l’instant des siècles d’avant. Tu vois l’espace, d’abord chauffé à blanc, refroidir à rouge et se disperser en sable impalpable.
    Alors tu es passé dans ce qui est devenu l’autre monde, la dessous passé dessus, le fond devenu surface, la spirale entonnoir formant un dôme du sommet duquel tu regardes le vide sableux autour de toi. L’ancien monde est entré en toi, ta bouche l’a absorbé et tu vois tout, tu reconnais tout ce que tu n’as jamais vu, tous les continents, les océans, les montagnes, les fleuves coulent en toi, tous les peuples t’habitent, tu es leur fils, tu sais toutes leurs langues, plus rien n’est autre, tu es le tout, tu sais le passé et l’avenir et plus rien ne peut arriver car tout est déjà arrivé en toi, il n’y a plus d’espace, plus de temps, plus d’histoire. Tout ce qui pouvait être a été et n’a plus lieu d’être.
    Et tu t’allonges, plaque ton corps dans le sable rouge encore chaud, tu colles ta bouche à la bouche du monde et tu verses ton sang dans le sable, et ta sueur et ta semence, unissant par tes fluides l’ancien et le nouveau, le mort et le vif qui se confondent pour achever l’accomplissement et la disparition de tout. Et dans l’extase tu retournes à l’originel néant.

    *

    C’est une mer qui s’étend devant toi, parcourue de rides enspirées que tu ne peux qu’imaginer au ras du sol. La chaleur amassée au cours de la journée remonte à présent depuis le fond de l’âme du Guelb er Richât. Le Guelb, âme assoupie depuis une éternité, Drogo guettant l’arrivée ou le retour depuis les profondeurs de la terre, de la vague tartare qui le réveillera.
    Les idées tournent en toi sans qu’aucune parvienne à se fixer, emportées dans la bonde de l’oubli instantané. Tu perçois un grondement monter en toi, il voudrait réveiller le Guerb, il l’appelle, il vibre, il attend l’écho qui ne vient pas.

    Les idées tournent en moi sans qu’aucune parvienne à se fixer, emportées dans la bonde de l’oubli instantané. Je perçois un grondement monter en moi, il voudrait réveiller le Guerb, il l’appelle, il vibre, il attend l’écho qui ne vient pas.

    *

    Une première ombre descendit à petits pas d’une échancrure dans les relèvements entourant le Guelb. Elle fut vite rejointe par une foule sombre qui envahit toute la surface, écrasant le relief sous le martèlement de sa marche insatiable. Les rides effrayées s’aplatissaient dans le sable. Tes certitudes quant à ta capacité à retrouver ton chemin vers le campement doutaient d’elles-mêmes et se montraient à présent d’une grande discrétion dont profitèrent les doutes pour se manifester. Ils parvinrent à faire de ce lieu mythique où, un moment plus tôt, tu t’attendais à voir apparaître quelque divinité barbare, une gueule béante sur les lèvres de laquelle tu allais perdre l’équilibre. La nuit vint prendre la relève de l’ombre, avide de déguster ton angoisse dont elle reniflait déjà les effluves. Tu t’allongeas alors pour te fondre dans le corps chaud du Guelb.


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  • Samedi, 8 h 00
    Il y a le chauffeur du car, qui s’en fout de ce qui se passe, qui largue tout le monde dans une zone loin de tout.
    - J’ai pas envie de me trouver bloqué au milieu des gardes mobiles ou de la manifestation, qu’il dit. Rendez-vous ici à 20 h 00.

    Il y a celui qui a froid, qui a faim, qui a soif, qui ne rêve que d’une chose, un bar, une banquette, un grand café, des tartines.
    - Ça fait dix heures qu’on est dans ce car, il pleut et il va falloir qu’on fasse je ne sais pas combien de bornes pour arriver à la manif.
    Et le chauffeur du car de répondre que de toute façon, vous êtes venus pour marcher, non ?

    Il y a ceux, toujours plein d’entrain, quoi qu’il se passe, qui trouvent toujours un bon côté aux choses. Cette fois, c’est un pont d’autoroute sous lequel s’abriter et des chants pour continuer d’y croire.
    - …Autour de no-o-tre drapeau, regroupons-nous !

    Il y a celui qui sort de la soute du car les cartons avec le pique-nique prévu pour midi.
    - Pour midi, on verra…

    Samedi 13 h 00
    Il y a ceux qui viennent de loin. Il y a ceux qui viennent de très loin.
    - On est partis hier matin !

    Il y a ceux qui viennent en voisins, Besançon et environs, chacun connaissant « son » Lip.
    - Regarde, y a l’Maurice !

    Il y a les enfants sur les épaules des pères, abrités sous des sacs-poubelles.
    - Papa, pipi !

    Il y a tous ces visages qui illuminent la grisaille ambiante.

    Il y a le musicien qui s’entête à jouer, la pluie dégoulinant de son nez dans son instrument.

    Il y a les vendeurs, de journaux en charpie, de merguez à moitié crues, de sandwiches ramollis, de bière tiède, de café qui ne réchauffe personne.

    Il y a ceux qui crient, ceux qui chantent, ceux qui crient en chantant des slogans à rallonge, des choeurs parlés ils appellent ça.

    Il y a des cars bleus, des uniformes gris, des boucliers noirs.


    Samedi 15 h 00
    Il y a les Lip, radieux, blouses grises, blouses bleues, debout sur une estrade devant l’usine qu’ils occupent depuis des mois, dans laquelle ils fabriquent, ils vendent, ils se payent. Saluant la foule qui passe comme s’ils connaissaient chaque tête mouillée ou à demi cachée sous un parapluie.

    Il y a le Charles, comme ils disent, héros modeste et ému, blouse blanche, vers qui les regards convergent, qui essaie de se faire plus petit qu’il n’est.

    Samedi 17 h 00
    Il y a ceux qui regrettent déjà de ne pas être là.

    Il y a ceux qui ne sont pas là parce que cette histoire d’autogestion leur file des boutons.

    Il y aura ceux qui croiront un jour avoir été là.

    Il y a ceux qui veulent croire que c’est le début de quelque chose.

    Mais il n’y a personne qui comprend que c’est le début de la fin.

     

    *

     

    Demain, nous devons nous payer. Ce sera la deuxième fois, la deuxième paye ouvrière. Je suis chargé d’aller chercher les fonds dans l’une des caches pour le rapporter à l’usine. Tout doit se faire dans la journée pour ne pas entreposer l’argent trop longtemps.
    Je ne sais pas pourquoi on m’a confié cette tâche. On m’a dit qu’on avait confiance en moi. Je ne suis pas sûr de la mériter. On m’a donné une adresse, une clé, on m’a décrit les lieux, je dois y être après 9 heures mais avant 10 heures. J’ai une camionnette Peugeot 404 à plateau découvert sur lequel j’ai chargé des fûts métalliques vides. Des fûts de 200 litres. Je passe chez un fournisseur chercher des flocons de polystyrène que j’ai commandés la veille. J’en remplis cinq des six fûts. Je devrai placer les billets dans trois des fûts, au milieu du polystyrène. L’idée, dont je ne suis pas l’auteur, mais je ne sais pas qui l’est, consiste à rendre plus difficile, en cas d’interpellation, la découverte de l’argent.
    Lorsque j’arrive à la cache, qui est dans une villa isolée en campagne du côté de Vesoul, j’ouvre la porte et vais jusqu’à l’armoire qui m’a été indiquée. Elle est énorme, du type que l’on doit assembler sur place et qu’il est impossible de déplacer. Je sors les piles de draps empesés qui emplissent les étagères. Au fond de l’armoire, je fais glisser l’un des trois panneaux de bois mince qui dissimulait une cavité dans le mur. J’en sors trois caisses marquées d’une propriété viticole de Bourgogne. Des caisses qui ont dû contenir chacune douze bouteilles. Elles sont aussi lourdes que si le vin se trouvait encore à l’intérieur. Je fais glisser le panneau de bois dans le sens inverse, je replace les piles de draps, je referme l’armoire, je transporte les caisses  une à une au rez-de-chaussée, puis à la camionnette, je vide une partie des flocons de polystyrène de trois fûts dans celui qui est resté vide, je place une caisse de bois dans chacun des trois fûts partiellement vidés, je complète avec une partie des flocons du sixième fût, je referme les fûts, je ferme la villa à clé et je reprends la route.
    Lorsque j’arrive sans encombre à Palente, je gare la Peugeot derrière la cantine. Des ouvriers sortent et viennent m’aider. Je leur désigne les trois fûts à ouvrir. Ils sortent les caisses qu’ils portent à l’intérieur, dans une resserre derrière la cuisine. Des membres de la commission Sécurité, accompagnés de Piaget et Vittot, arrivent avec des pieds de biche à la main. Ils ouvrent les caisses qui contiennent des bouteilles de vin. Les têtes se tournent vers moi et ils se mettent à me donner de grands coups sur la tête avec leurs pieds de biche.

     

    *

     

    Nous roulons dans le car qui nous ramène de Besançon après la manifestation. Sur l’autoroute, avant d’arriver à Mâcon, un des voyageurs fait un malaise, il est pris de tremblements, il bave et gesticule en articulant des sons incompréhensibles. Le chauffeur sort à la première bretelle qui mène à une aire de repos. On fait sortir le malade pour lui donner de l’air et l’allonger.
    À ce moment-là, un groupe d’hommes sort de derrière la construction abritant les sanitaires ; une partie bloque les issues du car, portière du chauffeur comprise et empêche quiconque de sortir. Ils portent tous de grosses vestes de cuir noir et des casquettes assorties. Le pseudo-malade s’est redressé et a rejoint les hommes en noir. Celui qui semble être leur chef vient vers les personnes qui entouraient encore le malade quelques secondes auparavant et déclare que nous n’avons pas les bons drapeaux. Les hommes font sortir tous les voyageurs du car et les obligent à prendre chacun un drapeau noir frappé d’une croix celtique blanche. Ils mettent ensuite le feu à notre véhicule et repartent dans plusieurs voitures.
    Nous les regardons partir en criant que le fascisme ne passera pas.

     

    *

     

    Je suis à l’usine de Palente, je viens acheter une montre pour l’anniversaire de mon père. Des ouvriers en blouse grise sont assis derrière de longues tables. Des files d’acheteurs sont alignées face à chaque vendeur. Je me penche pour apercevoir les montres sur les tables mais elles sont cachées par les acheteurs qui me précèdent dans la queue. Lorsque mon tour arrive, après plusieurs heures d’attente, je ne vois pas de montres devant moi. Je demande s’ils ont épuisé le stock. L’ouvrier assis derrière la table dit que non, pas du tout, il ouvre un gros classeur qu’il tourne vers moi. Ce sont des liasses d’actions portant en lettre gothiques les mots Société anonyme Lip. Combien en voulez-vous, me dit-il ?

     

    *

     

    Dimanche. On travaille pas le dimanche. Aujourd’hui, si, on travaille. On est à l’usine. Mais on travaille pas. Il y a beaucoup de travail. Les autres qui travaillent avec moi, ils ne travaillent pas ici, aujourd’hui. Il y en a d’autres qui ne travaillent pas avec moi qui travaillent aujourd’hui. On travaille ensemble. On porte des choses. On porte des tables. On porte des chaises. On porte des grands panneaux. On porte des caisses, des cartons, des sacs.
    C’est pas un dimanche normal puisqu’on travaille. Le dimanche, normalement, on travaille pas. Mais dans la semaine, on devrait pas non plus travailler parce que c’est la grève. Au début de la grève, on ne travaillait pas. Le Roland a dit, c’est ça, la grève, on ne travaille pas. Le Roland c’est pas mon chef, sauf dans la grève. Dans la grève c’est mon chef. Il dit ce que je dois faire, venir, aller ici ou là, venir le matin ou l’après-midi ou le soir. Pas la nuit. Il me dit non, pas la peine que tu viennes la nuit, repose-toi, tu en fais beaucoup, viens demain matin, pas cette nuit, mais il y en a qui viennent la nuit, qui restent toute la nuit dans l’usine, ils dorment là ou ils surveillent. Je ne sais pas trop parce la nuit, moi, je viens pas, c’est le Roland qui l’a dit. Il a dit aussi, au bout d’un moment qu’on travaillait pas, qu’on devait retravailler. Alors, c’est plus la grève ? Si, qu’il a dit le Roland, c’est la grève mais on va travailler. Mais tu avais dit que c’est ça, la grève, on ne travaille pas. Oui mais là, c’est une grève spéciale, c’est une grève où on travaille. Il doit y avoir deux sortes de grève, celles où on travaille pas et celles où on travaille.
    Alors les gens ils ont recommencé à travailler et ils ont recommencé à fabriquer des montres, mais c’était toujours la grève. Ils ont fabriqué des tas de montres, je vois bien parce que mon travail c’est d’apporter les cartons pour ranger les montres qu’ils fabriquent. Je vais à la réserve avec un chariot, pas un diable, un chariot, un plat avec quatre roues, je charge sur le chariot un paquet de cartons à plat, c’est des cartons qui sont pas encore des cartons, c’est du carton à plat, et je tire chariot jusqu’à l’atelier, au bout de l’atelier, là où sont les montres finies, je pousse pas le chariot parce ça roule moins bien, le chariot part dans tous les sens, c’est difficile de rouler droit, il vaut mieux tirer derrière moi, c’est plus facile, il me suit bien droit et j’apporte le tas de cartons au bout de l’atelier, j’ai un coin pour ranger le chariot, je pose le tas de cartons par terre, j’enlève la bande en plastique autour des cartons, je prends un carton, je le déplie et je le plie en forme de carton, je colle du scotch pour fermer le fond du carton et là ça a la forme d’un carton et je le pose sur le chariot. Après les autres viennent mettre dans le carton des plus petits cartons pleins de montres. Quand le carton est plein je tire le chariot jusqu’à un endroit qui est tout le temps fermé, je frappe, quelqu’un ouvre, des fois c’est le Roland mais pas toujours, il prend le carton et le rentre dans cet endroit où je ne rentre pas.
    Aujourd’hui, dimanche, on travaille mais il n’y a personne qui fabrique des montres. On porte des choses dehors, devant l’usine, ils ont monté une estrade et sur le côté des tentes avec des tables dessous, des frigos, des barbecues. Il pleut mais on a l’habitude, on a les tentes pour abriter le matériel. Et il y a beaucoup de gens qui arrivent, de plus en plus, ils passent dans la rue, il y en a des millions qui passent tout l’après-midi et moi avec mon chariot je vais à la cantine chercher des cartons pleins de sandwiches, de merguez, de pain, de boissons, de camemberts. Et des bidons de café chaud. Je fais des allers-retours entre la cantine et les tentes devant l’usine où les gens s’arrêtent pour acheter à manger et à boire aux ouvriers qui sont sous les tentes. Ça change des montres. Et tout le monde me sourit, ils sont trempés, on voit qu’ils sont pas habitués, il paraît qu’ils viennent de loin, peut-être qu’il ne pleut pas chez eux, ils sont tout trempés mais ils rigolent, ils me sourient alors moi aussi je souris parce que je suis content de voir tout le monde content, les ouvriers et les gens qui passent, on dit les manifestants.
    Il y a aussi beaucoup de caméras et d’appareils photo, les gens prennent des photos en passant, de l’usine, de l’estrade avec les chefs dessus, pas les chefs de l’usine, les chefs de la grève, le Charles, le Roland et les autres chefs mais ils aiment pas qu’on dise que c’est les chefs parce y a pas de chefs mais je sais bien qui c’est les chefs. Et toutes les caméras aussi elles le savent bien. Y en a quand même une qui m’a filmé quand je déchargeais les bidons de café et les sandwiches. À côté de la caméra y avait une dame avec un micro qui m’a demandé si j’étais dans la grève et j’ai dit que oui, mais que la grève normalement on travaille pas mais que nous on travaille pour la grève, sauf le dimanche mais que aujourd’hui c’était un dimanche spécial parce qu’on travaillait. Elle a eu l’air content, elle a souri et m’a dit merci. Merci pour tout. Tout ce que vous faites. J’ai souri aussi. Et j’ai continué de faire ce que je faisais, aller chercher des boissons et des sandwiches à la cantine et les rapporter aux tentes. Et puis aussi prendre les grandes poubelles pleins derrière les tentes et aller les vider derrière la cantine.
    Le soir je me suis couché fatigué mais content d’avoir passé une bonne journée avec tous ces gens qui souriaient. Quand j’étais à l’école, c’est toujours comme ça que je finissais les rédactions. Le soir on s’est couché fatigués mais contents d’avoir passé une si bonne journée. Parce que le maître nous demandait toujours de raconter une bonne journée.
    Demain, je retourne travailler à la grève.


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  • En mai, Sophie Trividic et Jean-Paul Garagnon font ce qui leur plaît… en espérant que cela vous plaise également !

    4 ateliers d’écriture à la librairie Histoire de l’oeil, à suivre selon vos penchants, vos intérêts, vos disponibilités.


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  • Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l’aspirant Grange que la laideur du monde se dissipait : il s’aperçut qu’il n’y avait plus en vue qu’une seule maison.
    (Un balcon en forêt de Julien Gracq 1958)

    Sortir de la ville avec une seule idée en tête.
    Sortir, passer son tour jusqu’au tunnel.
    Ne plus jouer, ne plus sentir ces nuits torrides qui collent, étouffent l’atmosphère.
    Nuits de sueurs, d’alcool et de désillusions.
    Balayer d’un revers de main.
    Repousser cet inconnu trop connu qui obsède.
    Vidé, aspiré, lessivé, j’ai abattu mes dernières cartes…
    Où me mènent ces rails ?
    Peu importe, fini, terminé !

    Partir, partir, voler, rouler vers le ciel bleu.
    Adieu la cité, je pars.
    Salut à toutes et à tous !
    Je fuis vers le beau, le bon, le nouveau !
    Que me disent ces gares ?
    Plus de rues, plus d’immeubles, plus d’embouteillages.
    S’extraire de ce brouillard pesant…
    Toujours plus vert, toujours plus pur.
    Je respire vers mon nouveau logis.

    Nathalie Bianchi


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  • Biographème

    Il est né en France, à la maternité de La Conception. Rimbaud y était mort un siècle avant.

    La polio à dix-huit mois. Il n’a jamais marché sans boiter. Il n’a jamais couru. Il ne se plaint pas. Il a passé son enfance à l’hôpital ou en maison de repos. Souvent avec des plâtres ou des corsets.

    Un bel homme. Les yeux sont noirs et les cheveux aussi. Un menton à fossette. Une bouche ourlée. Il sourit souvent. La voix est douce. Il lit beaucoup. Il aime polémiquer. Parfois il s’énerve. La plupart du temps il est patient.

    Un des premiers de cette école spécialisée à obtenir le CAP de menuiserie. Travaille au « Confort moderne » et puis se lasse. Aime cuisiner. Ouvre un restaurant « Le Passage » avec sa soeur et son beau-frère. Le lieu devient à la mode. Il fréquente des artistes. Et aussi des marginaux, des fous, des laissés pour compte. Tous les jours, une idée nouvelle.

    Il se marie, il est heureux pendant 23 ans. Il meurt jeune, à 57 ans.

    A la vente du « Passage », il rompt avec sa famille. Sa mère n’est pas venue le voir, enfant, lorsqu’il est resté hospitalisé des mois durant. Il lui en veut toujours. Ils ne se sont jamais expliqués. Il n’a de bonnes relations qu’avec sa soeur aînée. Il l’appelle « frangine ».

    Nathalie Bianchi


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  •  Biographème

    Il est né en France, à la maternité de La Conception. Rimbaud y était mort un siècle avant.

     

    La polio à dix-huit mois. Il n’a jamais marché sans boiter. Il n’a jamais couru. Il ne se plaint pas. Il a passé son enfance à l’hôpital ou en maison de repos. Souvent avec des plâtres ou des corsets.

     

    Un bel homme. Les yeux sont noirs et les cheveux aussi. Un menton à fossette. Une bouche ourlée. Il sourit souvent. La voix est douce. Il lit beaucoup. Il aime polémiquer. Parfois il s’énerve. La plupart du temps il est patient.

     

    Un des premiers de cette école spécialisée à obtenir le CAP de menuiserie. Travaille au « Confort moderne » et puis se lasse. Aime cuisiner. Ouvre un restaurant « Le Passage » avec sa sœur et son beau-frère. Le lieu devient à la mode. Il fréquente des artistes. Et aussi des marginaux, des fous, des laissés pour compte. Tous les jours, une idée nouvelle.

     

    Il se marie, il est heureux pendant 23 ans. Il meurt jeune, à 57 ans.

    A la vente du « Passage », il rompt avec sa famille. Sa mère n’est pas venu le voir, enfant, lorsqu’il est resté hospitalisé des mois durant. Il lui en veut toujours. Ils ne se sont jamais expliqué. Il n’a de bonnes relations qu’avec sa soeur aînée. Il l’appelle « frangine ».

     

    Annie Denut 

     


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  • C'est sale par terre, je m'assois pas par terre. Plus fort. Chacun parlera à tour de rôle, inscrivez votre nom sur la liste. Une action est prévue, on vous en parlera tout à l'heure. Il veut pas s'assoir, il dit qu'il faut rester debout à la Nuit Debout. On a qu'à tous y aller. Pour réinventer le monde et pas la poudre. Une petite précision. Les technologies qu'on invente aujourd'hui pour l'homme asservissent l'homme. Asseyez-vous pour que les personnes derrière puissent entendre ce qu'on dit. Va te chercher un sandwich-debout si tu as faim. Ta gueule ! Je vais vous raconter une petite histoire personnelle. Oh non. C'est lui qui a écrit Histoire universelle de Marseille. On n'entend pas. Nous on veut du commun, eux ils veulent du privé. Il est des RG, il vous prend en photo. Allez voir dans les hôpitaux psychiatriques ce qu'il s'y passe. Ah je suis désolée si je l'ai fait pleurer. Moi je vais pas voter si personne ne me représente. Allez voir, il y a un cadavre exquis. C'est légitime. C'est un sandwich végétarien.

    [Texte écrit le 19 avril à l'atelier Écrire en fragments proposé par JP Garagnon.]

     

     Biblio Debout


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  • 1) MONICA DE MORELIA, TIJUANA OVERWORLD, 1995 (premiere lettre)

    Santa Teresa, 10 mai 1995

    Chère Marta,

     

    Quelle excitation, toute cette vie nouvelle qui s'offre à moi !

    Nous venons à peine d'emménager dans une petite maison située dans une petite rue calme et je n'ai même pas pris le temps d'ouvrir ma valise ni d'accrocher mes posters de Vicente Fernandez ! Non, j'ai tout de suite fait un tour de quartier, je crois que je vais m'y plaire. Rien que des petites rues charmantes devant lesquelles on s'assoit, discute, épluche, je me croirais toujours à Morelia ! Seul un terrain vague à six pâtés de maisons fait comme une verrue sur une joue rebondie. Mais bon, on s'en fiche ! C'est pour le boulot qu'on est là. Dès que j'aurai une opportunité pour toi, je t'écrirai, et tu pourras nous rejoindre, et ce sera comme avant : les Posadas et la Rios ! Les cinq mousquetaires !

    Muchos besos,

    Ta Monica.

     

     

    2) X, 12 ANS, COLLEGIENNE, COLONIA DEL TORO, TIJUANA, 1995, (début du récit)

                Le truc que je ne comprends pas, c’est qu’avec mon père, ma mère, mon frère qui fabriquent des beaux meubles, on vive dans un taudis rempli de ce que mon père récupère dans les poubelles et les décharges. Mes parents et mon frère travaillent à la maquiladora Maderas de Mexico, toute la journée ils assemblent des meubles rustiques, eux ils disent de style colonial, et tout ça part dans des camions et des trains vers les Etats-Unis, pour meubler les ranches et les maisons de campagne des gringos. Il paraît que le prix d’un seul de ces meubles représente plus d’un an de salaire d’un ouvrier de la maquiladora. Et chaque ouvrier en assemble entre vingt et soixante selon les modèles. Un jour, moi aussi j’aurai une maison avec des meubles comme ça !

                Pour l’instant j’ai échappé à la maquiladora parce que j’ai douze ans et que je travaille bien au collège. J’ai des amies qui n’ont pas cette chance, elles ont abandonné l’école, elles travaillent un peu n’importe où, elles se lèvent à cinq heures du matin, elles avalent un bol d’eau chaude parfumée au thé, elles partent sur des chemins poussiéreux l’été, boueux au printemps et en automne, elles triment toute la journée pour presque rien, mais ce presque rien, ajouté aux presque rien des frères et sœurs et aux salaires des parents, ça leur permet de survivre. Moi je ne crois pas que même en travaillant bien au collège je pourrai avoir la vie que j’aimerais. Un jour, je rencontrerai quelqu’un qui me plaira et qui m’emmènera vivre dans une belle maison. J’ai des amies qui l’ont fait, elles ont eu cette chance et tu penses bien qu’elles ne sont pas revenues se crotter les pieds dans la Colonia del Toro. Je ne les ai jamais revues (…)

     

     

    3) MONICA DE MORELIA, TIJUANA OVERWORLD

    15 juin 1995

     Ma Marta,

    Un mois déjà que je travaille à la maquiladora Overworld, je n'ai pas vu le temps passer !

    On y travaille tous d'ailleurs. La tâche est dure, certes, mais nous le faisons de bon cœur et avec entrain,- d'ailleurs, avons-nous d'autre choix ? Et puis, c'est pour ça que nous sommes là, pouvoir vivre de notre labeur, pas comme au Michoacân où tout dessèche sur pied, les hommes comme les plantes. Quelle joie de se lever le matin pour quelque chose, de partir tous ensemble, la gamelle à la main, de rentrer le soir, pleins d'une saine fatigue et de partager le pain et le vin achetés comptant, tu entends, comptant !

    Contents d'avoir retrouvé un sens à notre vie, ça on l'est, et bientôt tu le seras aussi, Marta, bientôt. J'attends d'être dans les petits papiers du contremaître pour lui parler de toi. Un petit sourire par-ci, un petit sourire par là, je suis sûre que ça va marcher, un peu de patience, c'est tout.

    Je t'envoie mille baisers laborieux,

    Ta Monica.

     

    4) SYLVIA, DE SANTA TERESA A TIJUANA, DATE INCONNUE (début du récit)

     

    Son départ est imminent. Sylvia sera accompagnée de son cousin et d'une autre fille du village. Un passeur les aidera à franchir la frontière la nuit prochaine, ou celle d'après. Elle ne sait rien de ce qui l'attend là-bas. Elle n'a d'ailleurs qu'une vague idée de la durée du voyage. Elle part, comme tant d'autres sont partis avant elle, pour fuir l'aridité de la terre où elle a grandi, pour fuir l'asservissement du travail au champ. Elle veut croire que vivre ce n'est pas que survivre. Dans l'attente du départ, elle fait et refait sa petite valise pour éloigner la peur (…)

     

     

    5) MONICA DE MORELIA, TIJUANA OVERWORLD

    1er juillet 1995

     

    Comme je me languis d'entendre à nouveau ton rire strident !

    Ici c'est dur, tu sais. Pas de temps pour une plaisanterie sous peine de remontrance, une seule pause pipi par jour, 30 minutes pour déjeuner assis par terre dans la poussière en plein cagnard adossés au mur de l'usine, j'ai l'impression d'être tout à la fois un robot et un chien. Un chien robot. Lopez, le contremaître, nous hurle dessus dès qu'on ralentit. Aujourd'hui, il a mis un pied au cul de Maria qui se baissait pour ramasser un boulon tombé à terre.

    Et moi, c'est pas son pied qu'il me met au cul... Dès qu'il passe derrière moi, je sens sa grosse main poisseuse. Mais je ne peux rien dire, je viens d'être embauchée. Et puis il dirait que je l'ai aguiché avec mes sourires. Quelle frustration de se sentir pris au piège !

    Mais comme dirait maman, du nerf, ne nous laissons pas abattre, le chemin vers le bonheur est jalonné d'obstacles ! Et rien ne m'empêchera de te revoir, ma Marta chérie !

    Ta Monica.

     

     

     

    6) X, 12 ANS, COLLEGIENNE, COLONIA DEL TORO (suite)

                (…) Un jour, je rencontrerai quelqu’un qui me plaira et qui m’emmènera vivre dans une belle maison. J’ai des amies qui l’ont fait, elles ont eu cette chance et tu penses bien qu’elles ne sont pas revenues se crotter les pieds dans la Colonia del Toro. Je ne les ai jamais revues.

                Des hommes, il y en a qui viennent dans la colonia. Ou dans les parages. Ici, les filles viennent pour la plupart du Sud. Chiapas, Oaxaca, Guerrero, ou même de plus loin, Guatemala, Honduras. Les hommes d’ici, au Nord, préfèrent les filles du Sud, c’est toujours comme ça, on préfère ce qu’on n’a pas chez soi. Quand ils parlent dans les bars, ils parlent des blondes, des gringas, mais celles qui leur plaisent vraiment on sait bien que c’est les filles du Sud. Il y a des hommes qui ont de l’argent, ça se voit, ils roulent dans de grosses voitures en bon état, des Peregrino, des Master Road, des Silencioso. J’adore ces voitures. J’adorerais faire un tour dans une voiture comme ça. Tout ce que j’ai connu, c’est des camionnettes où l’on voyage à l’arrière, sur le plateau, en mangeant de la poussière quand on ne tombe pas en panne (…)

     

    7) MONICA DE MORELIA, TIJUANA OVERWORLD

    2 août 1995

     

    Marta, ça devient insupportable. Le gros Lopez ne cesse de me lancer des clins d’œil dégoulinant de vice et de sueur. Du coup je suis déconcentrée et je fais des erreurs sur la chaîne de montage, et il saute sur l'occasion pour se coller à moi tout en me hurlant dessus. Maman ne veut pas comprendre. Comme si elle était de mèche avec lui, le soir elle me reproche ma maladresse. Double peine, en somme. Heureusement, je trouve du réconfort auprès de Yolanda et Maria, deux filles de notre âge qui subissent la même chose. Après le repas on essaie de trouver un peu de force pour sortir et traîner dans le quartier, histoire de respirer un peu d'air frais à tous les sens du terme...et de rencontrer quelques gars sympas. Il y en a de craquants ! Et qui ont encore toutes leurs dents, pas comme ceux de notre village ! Un particulièrement...

    Je pourrai peut-être t'en dire plus la prochaine fois. D'ici là, porte-toi bien,

    Ta Monica.

     

    8) X, 12 ANS, COLLEGIENNE, COLONIA DEL TORO (suite)

                (…) J’adorerais faire un tour dans une voiture comme ça. Tout ce que j’ai connu, c’est des camionnettes où l’on voyage à l’arrière, sur le plateau, en mangeant de la poussière quand on ne tombe pas en panne.

                Samedi prochain, je crois que je vais réaliser mon rêve. Un jeune homme que connaît la sœur de mon amie Rebecca va nous faire faire un tour en voiture. Il a dit que si on voulait il nous emmènerait au cinéma l’après-midi et qu’en sortant on irait manger des glaces. Rebecca dit qu’il est super gentil. Je mettrai ma jupe fleurie, mon petit chemisier rouge et mes baskets noires qui sont pas encore usées. C’est les copines qui vont en faire une tête, quand elles vont me voir monter dans la voiture ! Vivement samedi…

     

    9) INVENCIBLE CON MI BEBE, LAS FLORES, TIJUANA, 1995 (début du récit)

                Ce matin ils ont encore trouvé un cadavre à Las Flores. Une femme, bien sûr. Avec les collègues, on a arrêté de parler de ça, sinon on n’aurait plus d’autre sujet de discussion. Moi, je préfère m’intéresser à la vie, celle d’ici, à Multizone-West, celle de mes copines avec qui je passe mes journées à travailler comme une bête, ces amies sans qui je ne pourrai pas tenir.

              Surtout que maintenant, mon ventre commence à bien s’arrondir ! Les contremaîtres sont obligés de me croire quand je leur dis que je ne peux plus soulever les grosses carrosseries de machine à laver ou de gazinière…. J’ai la chance d’avoir Rosa ou Carmen qui s’occupent de mon poste quand les nausées me prennent.

                C’est vrai, au milieu de cet enfer (avec en plus Mamita à la maison qui me dit que je vais finir comme toutes les autres, violée et étranglée puis jetée dans une décharge) je sens que mon bébé, c’est ma bonne étoile, mon ange gardien. Il me protège à la fois du travail et du regard des trafiquants qui sévissent le soir le long du chemin entre la grille de l’usine et l’arrêt de bus : une femme en cloque, ça n’a jamais excité un mâle en rut ! Ça a même plutôt tendance à les faire fuir…

             Aujourd’hui d’ailleurs, je suis en pleine forme, je pense que je vais en profiter pour rattraper le retard du mois dernier : je rentrerai tard. De toute manière, con mi bebe soy invencible (…)

     

    10) MONICA DE MORELIA, TIJUANA OVERWORLD

    15 août 1995

     

    Ma chère Marta,

     

    Il m'a invitée à boire des tequilas ! Tu sais, celui dont je te parlais dans ma dernière lettre. Il s'appelle Vicente, comme notre idole ! C'est un signe ça, non ? Il est beau, tu ne peux pas savoir ! Comme un dieu ! Je pense sans cesse à lui ! Ça me fait oublier le boulot, et les rumeurs qui courent sur une fille de l'atelier qui a disparu. On raconte qu'elle a été retrouvée sur le terrain vague. Je ne veux pas y croire.

    Mille baisers,

    Monica Fuente (ça sonne bien, non ?!).

     

     

    12) MICHELLE REQUEJO, 14 ANS, COLONIA SAN DAMIAN, TIJUANA, 1995, HIJOS DE PUTA ! (début du récit)

     

                      Ils ont pas fini de me mater comme ça ces hijos de puta ?? Ils pourraient avoir un peu de pudeur quand même. Ils sont là debout autour de moi, 4 hommes et une femme, ils me détaillent comme si j’étais un bout de viande ou un insecte sur le dos. Ils ont l’œil intéressé en plus, qu’est-ce qu’ils croient, que je les vois pas ? Leurs regards circulent sur mon corps et parfois ils ralentissent, ils insistent, ça me gêne terriblement (…)

     

    11) MONICA, 12 ANS, COLLEGIENNE, TIJUANA, 1995 (début du récit)

    Je m'appelle Monica.

    Quand je suis morte j'avais 12 ans. Je n'avais jamais imaginé que ma vie serait si courte.

    Souvent pendant les cours, je m'imaginais mariée à Antonio, avec des enfants... au moins trois. Antonio c'est mon amoureux et mon voisin. On se connaît depuis qu'on avait 8 ans. On s'était promis qu'on ferait un beau mariage pour nos 18 ans.

    Quand je suis entrée au collège cette année, Antonio m'a dit qu'il était très fier que sa future femme fasse des études pour parler bien. Mais il avait rajouté que de toute façon, quand on se marierait je ne travaillerais pas car il gagnerait beaucoup d'argent. Antonio aime beaucoup l'argent (…)

     

    13) SYLVIA, TIJUANA, 1995 (suite)

    (…) Elle veut croire que vivre ce n'est pas que survivre. Dans l'attente du départ, elle avait fait et refait sa petite valise pour éloigner la peur.

     

    Tijuana. Pourvu qu'elle ne reçoive aucune visite de sa famille, pourvu qu'elle n'ait pas à leur montrer cette sombre cahute et à leur mentir sur ce qu'est devenue sa vie. Elle la déteste cette cabane humide, sale et puante qu'elle partage avec deux autres filles rencontrées sur les trottoirs de Santa Teresa. Heureusement, elle n'y passe que quelques heures par jour, l'après-midi, lorsque les rayons du soleil éclairent encore un peu les angles obscurs de l'unique pièce dont elle est composée. À la nuit tombée, Sylvia chausse ses talons hauts et part vendre son corps au plus offrant. En fin de compte, rien ne s'est passé comme prévu à son arrivée. Désormais, il s'agit juste de tenter d'éviter les dangers dont tout le monde parle autour d'elle et de tenir un jour de plus dans cet enfer. Et surtout, de ne pas penser à sa vie d'avant.

     

     

    14) MONICA, 12 ANS, COLLEGIENNE (suite)

    (…) Mais il avait rajouté que de toute façon, quand on se marierait je ne travaillerai pas car il gagnerait beaucoup d'argent. Antonio aime beaucoup l'argent.

    Quand je suis morte, j'ai réalisé que maman avait raison. Elle racontait souvent à moi et mes sœurs l'histoire horrible de Maria la fille de la voisine. Elle m'avait répété et répété de ne jamais accepter de parler à des hommes ou des femmes inconnus.

    Je ne lui ai jamais désobéi mais je suis morte quand même.

    Quand j'ai compris que j'allais y passer comme Maria, j'ai prié très fort la Vierge et elle m'a sauvée. Peut-être qu'elle a aussi sauvé Maria (…)

     

    15) MICHELLE REQUEJO, 14 ANS, HIJOS DE PUTA ! (suite)

                      (…) Leurs regards circulent sur mon corps et parfois ils ralentissent, ils insistent, ça me gêne terriblement.

                      En plus je suis pas franchement à mon avantage, alors là absolument pas, couchée sur la terre au milieu des cailloux, des emballages et des bouteilles de cerveza, la blouse déchirée et le pantalon baissé. Mon maquillage, inutile de dire qu’il en a pris un coup. Ça fait un jour ou deux que je suis là, je sais plus trop, j’ai un peu perdu la notion de temps faut dire. Le sang a séché, au moins les blessures me font plus mal, forcément, puisque je suis morte.

                      Ciudad Juarez, on le savait que c’était pas le paradis en venant, mais on n’imaginait pas ça quand même. Mais papa il disait qu’on gagnerait 4 ou 5 fois plus qu’à Las Margaritas, c’est notre ville dans le Chiapas, c’est vrai que là-bas et ben y’a rien, littéralement rien, de la terre sèche, un soleil qui t’écrase à partir de 9 heures du matin, des baraques en bois même pas peintes, des rues poussiéreuses et des champs de haricots et de maïs autour, dans le meilleur des cas, les arbres, faut les chercher. Et puis des gens, plein de gens, des vieux, des jeunes, beaucoup de jeunes, et tout ça qu’a pas de travail et qui traine toute la journée (…)

     

    16) INVENCIBLE CON MI BEBE, LAS FLORES (suite)

                (…) Aujourd’hui d’ailleurs, je suis en pleine forme, je pense que je vais en profiter pour rattraper le retard du mois dernier : je rentrerai tard. De toute manière, con mi bebe soy invencible.

                Surprise ! Ce ne sont pas des hommes qui m’ont tuée. Ni des femmes, d’ailleurs. Ce sont des monstres. Je comprends, maintenant que je suis morte : cet enfer n’aura pas de fin et personne ne sera protégé car les victimes ne peuvent pas imaginer ce que leurs bourreaux sont capables de faire tant qu’elles ne sont pas entre leurs mains, quand il est trop tard. Il n’y a pas d’issue, nous ne pouvons pas nous protéger seules (…)

     

    17) MONICA 12 ANS, COLLEGIENNE (suite)

    (…) Quand j'ai compris que j'allais y passer comme Maria, j'ai prié très fort la Vierge et elle m'a sauvée. Peut-être qu'elle a aussi sauvé Maria.

     

    Je n'ai pas senti leurs mains sur moi et leurs ventres ne m'écrasaient pas.

    Quand Roberto, le cousin d'Antonio m'a étranglée, je n'étais déjà plus là.

     

    18) MICHELLE REQUEJO, 14 ANS, HIJOS DE PUTA ! (suite)

                      (…) Et puis des gens, plein de gens, des vieux, des jeunes, beaucoup de jeunes, et tout ça qu’a pas de travail et qui traine toute la journée.

                      « A Ciudad Juarez on aura du travail, même vous, il disait papa en nous regardant mama et moi et Miguel, c’est mon frère, il a 16 ans et moi 14, enfin, j’avais. «  On pourra s’acheter un écran plat, une voiture d’occasion, et puis on enverra Carmen et Juana à l’école», Carmen et Juana c’est mes petites sœurs, enfin, c’était (…)

     

    19) INVENCIBLE CON MI BEBE (suite)

                (…) Il n’y a pas d’issue, nous ne pouvons pas nous protéger seules.

                Mi niñita ! Au moins, je t’ai tout à côté de moi, dans ce monde nouveau où tout brille, où tout est chaleur et bienveillance. Tu es belle, resplendissante. Le temps n’existe pas ici, tu me parles déjà, toi, à la fois bébé, jeune fille, mère et grand-mère. Tu regardes la ville dans la poussière là-bas, la ville et ses grandes usines, la ville et ses bidonvilles crasseux dans lesquels tu as été conçue. Tu regardes l’enfer depuis le seuil de notre nouvelle maison. Tu me remercies de t’avoir préservée de ce monde-là. Nous nous faisons belles tout en fredonnant cette berceuse que je te chantais dans ma tête quand nous vivions en enfer.

                La nouvelle venue ne va pas tarder.

                Que ? Bien sûr que c’est une femme, quelle question !

                Oublie les hommes. Là où tu es désormais, tu n’as plus besoin d’eux

     

    18) MONICA, 12 ANS, COLLEGIENNE (suite)

                (…) Quand Roberto, le cousin d'Antonio m'a étranglée, je n'étais déjà plus là.

                Quand je suis morte, je pensais à maman et mes sœurs qui allaient sortir de l'usine, à Anita ma petite sœur qui devait m'attendre pour préparer le repas, à Antonio qui m'avait rejointe à la sortie du collège pour me faire faire un tour dans la belle voiture de son cousin, à Antonio qui comptait ses billets de un dollar quand la voiture l'a déposé plus loin sur la route de Santa Teresa.

     

    19) MICHELLE REQUEJO, 14 ANS, HIJOS DE PUTA ! (suite)

                      (…) «  On pourra s’acheter un écran plat, une voiture d’occasion, et puis on enverra Carmen et Juana à l’école», Carmen et Juana c’est mes petites sœurs, enfin, c’était.

                      « On ira faire des virées chez les gringos de temps en temps il disait papa, c’est juste à côté, il y a des surpermercados vous imaginez pas ! On pourra même faire des économies. Et comme ça on reviendra et on ouvrira un restaurante, un buen restaurante, on sera bien ».

                      C’est ça qu’il disait mon père. Alors on s’est forcés à y croire un peu, de toute façon y’avait pas trop le choix. Et puis voilà, maintenant je suis là avec les flics debout autour de moi qui me regardent comme si j’étais un bout de viande ou un insecte sur le dos, et je fais quoi moi, là, maintenant ?

     

    20) DE MARTA A MONICA DE MORELIA, TIJUANA OVERWORLD

    16 octobre 1995

     

    Monica,

     

    Deux mois que je n'ai pas de nouvelles de toi, je m'inquiète. Avec toutes ces horreurs dont ils parlent aux informations, je me fais un sang d'encre. Ils parlent de tétons arrachés, de vagins explosés, et toujours de très jeunes femmes. Et ton portable qui s'obstine à me renvoyer sur ta messagerie...

    Je t'en supplie, écris-moi !

     

    Alexis, Géraldine, Jean-Paul, Philippe, Sophie, Yamina


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  • Santa Teresa, 10 mai 1995

    Chère Marta,

     

    Quelle excitation, toute cette vie nouvelle qui s'offre à moi !

    Nous venons à peine d'emménager dans une petite maison située dans une petite rue calme et je n'ai même pas pris le temps d'ouvrir ma valise ni d'accrocher mes posters de Vicente Fernandez ! Non, j'ai tout de suite fait un tour de quartier, je crois que je vais m'y plaire. Rien que des petites rues charmantes devant lesquelles on s'assoit, discute, épluche, je me croirais toujours à Morelia ! Seul un terrain vague à six pâtés de maison fait comme une verrue sur une joue rebondie. Mais bon, on s'en fiche ! C'est pour le boulot qu'on est là. Dès que j'aurai une opportunité pour toi, je t'écrirai, et tu pourras nous rejoindre, et ce sera comme avant : les Posadas et la Rios ! Les cinq mousquetaires !

    Muchos besos,

    Ta Monica.

     

     

    15 juin 1995

     

    Ma Marta,

    Un mois déjà que je travaille à la maquiladora Overworld, je n'ai pas vu le temps passer !

    On y travaille tous d'ailleurs. La tâche est dure, certes, mais nous le faisons de bon cœur et avec entrain,- d'ailleurs, avons-nous d'autre choix ? Et puis, c'est pour ça que nous sommes là, pouvoir vivre de notre labeur, pas comme au Michoacân où tout dessèche sur pied, les hommes comme les plantes. Quelle joie de se lever le matin pour quelque chose, de partir tous ensemble, la gamelle à la main, de rentrer le soir, pleins d'une saine fatigue et de partager le pain et le vin achetés comptant, tu entends, comptant !

    Contents d'avoir retrouvé un sens à notre vie, ça on l'est, et bientôt tu le seras aussi, Marta, bientôt. J'attends d'être dans les petits papiers du contremaître pour lui parler de toi. Un petit sourire par-ci, un petit sourire par là, je suis sûre que ça va marcher, un peu de patience, c'est tout.

    Je t'envoie mille baisers laborieux,

    Ta Monica.

     

     

    1er juillet 1995

     

    Comme je me languis d'entendre à nouveau ton rire strident !

    Ici c'est dur, tu sais. Pas de temps pour une plaisanterie sous peine de remontrance, une seule pause pipi par jour, 30 minutes pour déjeuner assis par terre dans la poussière en plein cagnard adossés au mur de l'usine, j'ai l'impression d'être tout à la fois un robot et un chien. Un chien robot. Lopez, le contremaître, nous hurle dessus dès qu'on ralentit. Aujourd'hui, il a mis un pied au cul de Maria qui se baissait pour ramasser un boulon tombé à terre.

    Et moi, c'est pas son pied qu'il me met au cul... Dès qu'il passe derrière moi, je sens sa grosse main poisseuse. Mais je ne peux rien dire, je viens d'être embauchée. Et puis il dirait que je l'ai aguiché avec mes sourires. Quelle frustration de se sentir pris au piège !

    Mais comme dirait maman, du nerf, ne nous laissons pas abattre, le chemin vers le bonheur est jalonné d'obstacles ! Et rien ne m'empêchera de te revoir, ma Marta chérie !

    Ta Monica.

     

    2 août 1995

     

    Marta, ça devient insupportable. Le gros Lopez ne cesse de me lancer des clins d’œil dégoulinant de vice et de sueur. Du coup je suis déconcentrée et je fais des erreurs sur la chaîne de montage, et il saute sur l'occasion pour se coller à moi tout en me hurlant dessus. Maman ne veut pas comprendre. Comme si elle était de mèche avec lui, le soir elle me reproche ma maladresse. Double peine, en somme. Heureusement, je trouve du réconfort auprès de Yolanda et Maria, deux filles de notre âge qui subissent la même chose. Après le repas on essaie de trouver un peu de force pour sortir et traîner dans le quartier, histoire de respirer un peu d'air frais à tous les sens du terme...et de rencontrer quelques gars sympas. Il y en a de craquants ! Et qui ont encore toutes leurs dents, pas comme ceux de notre village ! Un particulièrement...

    Je pourrai peut-être t'en dire plus la prochaine fois. D'ici là, porte-toi bien,

    Ta Monica.

     

    15 août 1995

     

    Ma chère Marta,

     

    Il m'a invitée à boire des tequilas ! Tu sais, celui dont je te parlais dans ma dernière lettre. Il s'appelle Vicente, comme notre idole ! C'est un signe ça, non ? Il est beau, tu ne peux pas savoir ! Comme un dieu ! Je pense sans cesse à lui ! Ça me fait oublier le boulot, et les rumeurs qui courent sur une fille de l'atelier qui a disparu. On raconte qu'elle a été retrouvée sur le terrain vague. Je ne veux pas y croire.

    Mille baisers,

    Monica Fuente (ça sonne bien, non ?!).

     

     

    16 octobre 1995

     

    Monica,

     

    Deux mois que je n'ai pas de nouvelles de toi, je m'inquiète. Avec toutes ces horreurs dont ils parlent aux informations, je me fais un sang d'encre. Ils parlent de tétons arrachés, de vagins explosés, et toujours de très jeunes femmes. Et ton portable qui s'obstine à me renvoyer sur ta messagerie...

    Je t'en supplie, écris-moi !

     Ta Marta qui s'inquiète. 


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  • Je m'appelle Monica.

    Quand je suis morte j'avais 12 ans. Je n'avais jamais imaginé que ma vie serait si courte.

    Souvent pendant les cours, je m'imaginais mariée à Antonio, avec des enfants... au moins trois. Antonio c'est mon amoureux et mon voisin. On se connaît depuis qu'on avait 8 ans. On s'était promis qu'on ferait un beau mariage pour nos 18 ans.

    Quand je suis entrée au collège cette année, Antonio m'a dit qu'il était très fier que sa future femme fasse des études pour parler bien. Mais il avait rajouté que de toute façon, quand on se marierait je ne travaillerai pas car il gagnera beaucoup d'argent. Antonio aime beaucoup l'argent.

    Quand je suis morte, j'ai réalisé que maman avait raison. Elle racontait souvent à moi et mes sœurs l'histoire horrible de Maria la fille de la voisine . Elle m'avait répété et répété de ne jamais accepter de parler à des hommes ou des femmes inconnus.

    Je ne lui ai jamais désobéi mais je suis morte quand même.

    Quand j'ai compris que j'allais y passer comme Maria, j'ai prié très fort la Vierge et elle m'a sauvée. Peut-être qu'elle a aussi sauvé Maria.

    Je n'ai pas senti leurs mains sur moi et leurs ventres ne m'écrasaient pas.

    Quand Roberto, le cousin d'Antonio m'a étranglée, je n'étais déjà plus là.

    Quand je suis morte, je pensais à maman et mes sœurs qui allaient sortir de l'usine, à Anita ma petite sœur qui devait m'attendre pour préparer le repas, à Antonio qui m'avait rejointe à la sortie du collège pour me faire faire un tour dans la belle voiture de son cousin, à Antonio qui comptait ses billets de un dollar quand la voiture l'a déposé plus loin sur la route de Santa Teresa.

     

    Yamina, février 2016


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